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La Russie est en train de faire le deuil de l’Europe

Mi-décembre, j’ai eu l’occasion d’effectuer un bref voyage à Moscou et à Novosibirsk, capitale de la Sibérie située à 4000 kilomètres du front ukrainien. Soit assez de temps pour évaluer l’état d’esprit de la population russe après dix mois de guerre. La première chose qui frappe les visiteurs étrangers, devenus rares depuis le 24 février et donc très courtisés par des Russes avides de savoir ce qu’on pense d’eux en Occident, est la quasi-normalité de la vie quotidienne.

A lire et à écouter nos médias, on a l’impression que les Russes vivent en état de siège et qu’ils passent leur temps à tenter de survivre à nos impitoyables sanctions économiques, à digérer leurs défaites militaires et à enterrer les innombrables morts que leur infligeraient les Ukrainiens victorieux. Il n’en est rien.

Dans les grandes villes, les rues regorgent de lumières et de décorations de Noël, les patinoires et les marchés de plein air sont pris d’assaut malgré le froid et la neige, les avenues sont toujours aussi encombrées de colonnes de 4X4 qui cherchent à se frayer un chemin dans les bouchons. Une atmosphère qui tranche avec les airs de Blitz de nos villes sans décorations, aux vitrines ternes et privées d’éclairage public par le couvre-feu imposé par la pénurie d’énergie.

Cette normalité de la vie quotidienne est confirmée par les statistiques économiques qui montrent que le recul du PNB russe se limitera à 2,5-3% pour l’année 2022, soit moins que la perte enregistrée en 2020, lors de la première année de la crise du Covid. C’est à peine si, çà et là, on remarque des boutiques fermées, essentiellement des marques de luxe, et des affiches appelant à soutenir les soldats combattant en Ukraine, seul rappel qu’une guerre est en cours sur l’une des immenses frontières du pays.

Cette normalité n’est-elle qu’apparente ? Cache-t-elle un désarroi profond de la population, une sourde hostilité au « régime », une peur de s’exprimer, comme on le suggère si souvent chez nous ? Je n’en ai pas eu le sentiment non plus. Au contraire, j’ai eu l’impression que les Russes avaient pris conscience que le conflit en Ukraine s’installait dans la durée et que, de bonne ou mauvaise grâce, ils allaient devoir vivre avec pendant longtemps.

 

Comme tout le monde, dans un premier temps, les Russes ont été surpris et sidérés par « l’opération militaire spéciale » en Ukraine, en particulier dans les très nombreuses familles - on parle de dizaines de millions de personnes - que ce conflit isolait ou coupait en deux parce qu’elles ont des attaches en Ukraine. Puis, le premier instant de stupeur passé, on a pensé que les combats trainaient en longueur mais ne s’éterniseraient pas. Les premiers revers, fin août, et surtout la mobilisation partielle de septembre ont douché ces espoirs. Plusieurs centaines de milliers de mobilisables se sont enfuis à l’étranger - on estime leur nombre à 300/400 000 personnes en tenant compte des retours progressifs, soit 0,3% de la population - tandis que l’inquiétude devenait palpable. Trois mois plus tard, celle-ci n’a pas disparu mais a beaucoup régressé.

Sont-ils dupes de la propagande ? Je ne le crois pas non plus. Comme me le confiait une amie active dans la culture : «Depuis l’ère soviétique, les Russes savent d’instinct décoder la propagande d’Etat et faire la part des choses. Ils n’y font même pas attention. Tandis que vous, à l’Ouest, vous faites tellement confiance à vos dirigeants et à vos institutions que n’êtes même pas conscients de leur propagande. » A méditer !

Dans tous les cas, la cote de Vladimir Poutine n’a pas varié depuis fin février et demeure très élevée, à environ 70% d’opinions favorables, celles-ci étant d’autant plus positives qu’on s’éloigne des trois plus grandes villes, Moscou, Saint-Pétersbourg et Iekaterinbourg. Quant au soutien aux soldats sur le front, sinon à l’armée, il s’est même accru. Les Russes ne sont pas dupes des incompétences de certains commandants opérationnels, comme on vient de le voir dans la tragédie de Mareevka la nuit du nouvel An, ni de la gabegie logistique qui ont marqué les premières semaines de guerre et ils n’ont pas ménagé leurs critiques en privé. Ils savent qu’ils doivent d’abord compter sur eux-mêmes et ne rien attendre de l’Etat. Dans tous les cas, les mauvaises nouvelles n’ont pas altéré leur soutien à l’opération militaire et ils sont désormais derrière leurs soldats, quitte à court-circuiter les hiérarchies. Il est remarquable de constater que, du fin fond des villages sibériens, des centaines de civils se mobilisent pour organiser des convois et apporter des vivres, du chocolat, des habits chauds, des colis aux soldats qui se battent contre les forces de l’OTAN en Ukraine. De même, à l’inverse des conscrits urbains réticents, le nombre d’engagés volontaires n’a pas faibli.

Depuis l’automne, la majorité des Russes est en train de comprendre que leur pays ne se bat pas seulement contre les nationalistes ukrainiens mais contre l’Occident tout entier regroupé sous la bannière de l’OTAN et qu’il s’agit d’un combat vital, existentiel et de longue haleine pour la survie de leur mode de vie et de leur culture, même si celui-ci a été engagé à leur corps défendant.

Cette prise de conscience que la guerre et les hostilités allaient durer a d’abord été le fait de l’armée, que les difficultés rencontrées sur le terrain ont obligée à se restructurer en profondeur. La stratégie a été complètement revue. On est passé du mode offensif improvisé au mode défensif organisé, sur des lignes de défense plus sûres, avec un commandement unifié et intégré, sous les ordres d’un général expérimenté, Serguei Sourovikine, et avec l’objectif d’épargner au maximum les ressources humaines et les équipements. A la retraite désordonnée de la région de Kharkov a succédé le retrait ordonné et réussi des troupes et du matériel de la région de Kherson. On a investi dans les drones et les petites unités mobiles. 

Les lignes logistiques ont été revues et les divisions de réserve réorganisées de façon à pouvoir réagir aux urgences. Le gros de l’armée se retranche et délègue ses capacités offensives aux forces de Wagner, aux pilotes de drones et aux lanceurs de missiles contre des cibles névralgiques ukrainiennes, en riposte aux attaques ukrainiennes contre les objectifs civils russes - sabotage du gazoduc Nordstream, attentat contre le pont de Crimée, bombardements d’hôpitaux, d’écoles et de supermarchés dans le Donbass, avec des civils tués tous les jours mais jamais rapportés dans nos médias.

La Russie a pris acte de la stratégie de l’OTAN et des Etats-Unis exprimée par le chef du Pentagone Lloyd Austin le printemps dernier, à savoir l’affaiblissement du pays jusqu’à ce qu’il ne puisse plus se relever, et cherche à la retourner en sa faveur. En se concentrant et en ménageant ses troupes, elle laisse les Ukrainiens et les mercenaires de l’OTAN épuiser leurs forces et leur matériel jusqu’à ce qu’ils se fatiguent. Plus que sur le Général Hiver, ce sont sur les Généraux Temps et Espace que mise désormais l’armée russe. Comme Souvorov et Bagration en leur temps, elle a appris à ses dépens que patience valait mieux que force et que rage si l’on voulait vaincre dans la durée.

Les milieux économiques ont eux aussi très rapidement pris conscience que l’ensemble des circuits de production et d’échanges devait être revu de fond en comble après la fermeture des frontières imposée par le partenaire naturel européen. On a beaucoup glosé en Europe sur les oligarques et leur supposée opposition à Poutine. En se trompant complètement. Les oligarques, même s’ils ont déploré le déclenchement des hostilités, ont rapidement compris que la séquestration de leurs biens et de leurs avoirs bancaires en Europe et aux Etats-Unis - yachts, résidences de luxe, suites à Courchevel et à Saint-Moritz - et les sanctions personnelles prises contre eux en faisaient des parias pour l’Occident et qu’ils seraient condamnés à tout perdre au cas où il leur prendrait la fantaisie de faire défection. Les sanctions et l’exclusion de la Russie du système de paiement SWIFT et des relations bancaires occidentales ont même eu un effet positif pour l’économie russe puisque, pour la première fois, elles ont coupé court à l’évasion des capitaux - environ 100 milliards de dollars par an - qui saignait l’économie depuis trente ans. Désormais, il faudra y réfléchir à deux fois avant de déposer son argent dans une banque suisse, européenne ou américaine.

Depuis quelques mois, l’économie russe cherche donc à s’adapter aux nouvelles circonstances. Les circuits de distribution du pétrole, du gaz, des minerais, du blé et des engrais sont réorganisés vers l’Asie, la Chine, l’Inde, l’Iran, les Émirats et l’Arabie saoudite (à cause de l’OPEP+ et des facilités bancaires). On fait de même pour les circuits d’importation. Les importations parallèles se mettent en place pour approvisionner l’industrie en pièces détachées, en supraconducteurs et en puces, et la population en appareils ménagers, en vêtements, en produits de luxe, en ameublement et autres biens de consommation courante que l’économie russe ne sait pas produire en grandes quantités.

L’exemple de la Biélorussie, coutumière des sanctions et qui a malgré tout enregistré la meilleure performance européenne dans sa gestion du Covid grâce à son système de soins et à ses ressources pharmaceutiques, montre que l’industrie russe est parfaitement capable de relever ce défi à condition de réorienter les investissements vers la reconversion industrielle et de cesser de se reposer paresseusement sur la rente pétrolière et gazière.

Les succès spectaculaires enregistrés par l’agriculture, l’industrie agro-alimentaire, le secteur aérospatial et les industries d’armement à la suite des sanctions prises contre elles en 2014 militent aussi dans ce sens. Cette reconversion prendra quelques années et les experts s’attendent à deux ou trois ans de contraction et de vaches maigres avant que la croissance reparte à la hausse. Pas de quoi paniquer, surtout que l’on pourra compter sur des ressources énergétiques inépuisables et très bon marché, contrairement à l’Europe qui devra payer au prix fort ses importations d’énergie.

Qu’en est-il de l’état d’esprit de la population ? Comment s’adapte-t-elle à cette nouvelle donne ? Pour résumer en une phrase, je dirais qu’elle fait contre mauvaise fortune bon cœur. Il faut savoir que la plupart des Russes ont très mal vécu les mesures prises contre la culture russe et contre eux-mêmes en Occident. Ils se sont sentis profondément humiliés par la censure des artistes, des musiciens, des sportifs et des scientifiques, par l’annulation des colloques académiques, la cessation brutale des échanges en dépit des liens personnels développés depuis longtemps, la réécriture de l’histoire concernant la contribution russe dans la victoire contre le nazisme, la culture d’annulation et même de destruction de monuments entreprise non seulement en Ukraine mais dans les pays baltes et en Pologne. Quand on a compté 26 millions de morts dans la lutte contre le nazisme, il est intolérable d’apprendre que c’est le débarquement en Normandie (50 000 morts) qui a été l’événement majeur de la Deuxième guerre mondiale.

Cet ostracisme et ces injustices ont laissé des traces amères dans la mémoire vive des Russes, que la fermeture des frontières et l’interdiction de facto de voyager en Occident à la suite de la suppression des vols directs ont encore aggravées. Ils peuvent comprendre que l’Europe critique l’intervention armée en Ukraine, mais ne voient pas pourquoi l’Europe qui se prétend civilisée s’en prend à Tchaikowski, à Tchekov, à des chefs d’orchestre et à la population en général, dans un mouvement de bannissement inédit dans l’histoire. De même, la censure de l’ensemble des médias russes dans un espace européen qui se targue de défendre ses « valeurs » démocratiques en Ukraine passe pour de la duplicité.

Chez nous, tout cela semble relever de détails, que nous nous sommes d’ailleurs empressés d’oublier. Mais pas pour les Russes qui s’étaient enfin sentis membres de la grande famille européenne depuis la chute du Rideau de fer. Ce rejet de la Russie et des Russes, en tant qu’êtres humains, depuis février dernier est douloureusement vécu. Le pays, notamment dans les villes, est en train d’apprendre dans la douleur qu’il doit faire le deuil de l’Europe parce que celle-ci en a décidé ainsi au terme d’une guerre, certes malheureuse et regrettable, mais qui n’a pourtant rien à voir avec l’ampleur des ravages suscités par les agressions armées de l’Occident en Afghanistan et en Irak, en Syrie, en Libye, au Yémen ou encore dans l’est du Congo (6 millions de victimes totalement ignorées par les médias occidentaux). Cette hypocrisie est très mal ressentie.

Les premières failles étaient apparues à la conférence de Munich en 2007 et lors de la guerre imprudemment déclenchée par Saakhachvili en Géorgie en 2008, puis en 2014, avec le putsch de Maidan qui a renversé le président démocratiquement élu Yanoukovitch, la mise à ban des russophones du Donbass et la vague de sanctions prises en réponse à l’annexion de la Crimée. Mais ces divergences étaient restées d’ordre politique et géopolitique et ne s’étaient pas encore transformées en guerre culturelle, humaine, civilisationnelle. Désormais la coupure est nette, profonde, radicale.

Jusqu’ici les élites dirigeantes russes avaient joué sur les deux tableaux, empruntant à l’Occident les principes du capitalisme néolibéral, son culte du progrès matériel et ses institutions démocratiques tout en cultivant l’idée d’une Russie indépendante, souveraine et libre de développer ses valeurs propres - inspirées de la tradition conservatrice - et de choisir ses partenaires. La guerre a rendu cette double voie obsolète. Elle oblige à faire des choix clairs.

Du point de vue russe, l’engagement croissant de l’OTAN derrière l’Ukraine et les propos de l’ancien président ukrainien Porochenko et de l’ancienne chancelière Angela Merkel, confirmés par François Hollande, sur le fait que ni l’Ukraine ni l’OTAN n’avaient l’intention de respecter les accords de Minsk et que ceux-ci n’étaient qu’un stratagème destiné à donner du temps à l’Ukraine pour se réarmer, ont rendu toute perspective de négociation aléatoire puisqu’il est devenu évident que ni la parole donnée ni les traités signés par les Occidentaux n’avaient de quelconque valeur.

D’autre part, le fossé idéologique entre l’Europe et la Russie s’est creusé au point de devenir presque infranchissable. Les Russes, comme le reste du monde arabo-musulman, asiatique et africain, comprennent de moins en moins l’évolution sociétale occidentale. Le libéralisme prôné par l’Occident parait de plus en plus comme un subterfuge destiné à masquer ses ingérences permanentes dans les affaires des autres. Les dérives identitaires basées sur le sexe et le genre, l’antiracisme poussé jusqu’au racialisme, la dictature de minorités de plus en plus minces et extrémistes sur la majorité, le révisionnisme historique imposé par la cancel culture, la multiplication des sexes préconisée dès le plus jeune âge, le wokisme et le rejet de la culture humaniste traditionnelle, tout cela est de plus en plus étranger à la culture russe et du sud global en général.

Le changement de ton des discours de Poutine depuis l’été dernier est d’ailleurs très significatif à cet égard. Pour la première fois le président russe a fait des allusions directes aux valeurs traditionnelles, critiquant la mode occidentale des changements de sexe, des mères porteuses, du parent 1 et parent 2 pour désigner le père et la mère, militant pour un retour aux valeurs humanistes traditionnelles face aux tentations transhumanistes en vogue chez nous, et plaidant pour un monde multipolaire dans lequel chaque pays et chaque culture auraient des droits égaux à préserver leurs valeurs sans craindre d’être bombardés ou envahis parce que leurs choix déplairaient à l’Occident.

Pour une majorité de Russes, cette séparation est vécue comme un drame car elle met fin à leur rêve d’être reconnus comme des Européens à part entière. Ils font le deuil de l’Europe dans la douleur mais sont résignés à en porter le fardeau quel qu’en soit le poids.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Russie est en train de faire le deuil de l’Europe

 

Par Guy Mettan, journaliste indépendant

 

 

Mi-décembre, j’ai eu l’occasion d’effectuer un bref voyage à Moscou et à Novosibirsk, capitale de la Sibérie située à 4000 kilomètres du front ukrainien. Soit assez de temps pour évaluer l’état d’esprit de la population russe après dix mois de guerre. La première chose qui frappe les visiteurs étrangers, devenus rares depuis le 24 février et donc très courtisés par des Russes avides de savoir ce qu’on pense d’eux en Occident, est la quasi-normalité de la vie quotidienne.

A lire et à écouter nos médias, on a l’impression que les Russes vivent en état de siège et qu’ils passent leur temps à tenter de survivre à nos impitoyables sanctions économiques, à digérer leurs défaites militaires et à enterrer les innombrables morts que leur infligeraient les Ukrainiens victorieux. Il n’en est rien.

Dans les grandes villes, les rues regorgent de lumières et de décorations de Noël, les patinoires et les marchés de plein air sont pris d’assaut malgré le froid et la neige, les avenues sont toujours aussi encombrées de colonnes de 4X4 qui cherchent à se frayer un chemin dans les bouchons. Une atmosphère qui tranche avec les airs de Blitz de nos villes sans décorations, aux vitrines ternes et privées d’éclairage public par le couvre-feu imposé par la pénurie d’énergie.

Cette normalité de la vie quotidienne est confirmée par les statistiques économiques qui montrent que le recul du PNB russe se limitera à 2,5-3% pour l’année 2022, soit moins que la perte enregistrée en 2020, lors de la première année de la crise du Covid. C’est à peine si, çà et là, on remarque des boutiques fermées, essentiellement des marques de luxe, et des affiches appelant à soutenir les soldats combattant en Ukraine, seul rappel qu’une guerre est en cours sur l’une des immenses frontières du pays.

Cette normalité n’est-elle qu’apparente ? Cache-t-elle un désarroi profond de la population, une sourde hostilité au « régime », une peur de s’exprimer, comme on le suggère si souvent chez nous ? Je n’en ai pas eu le sentiment non plus. Au contraire, j’ai eu l’impression que les Russes avaient pris conscience que le conflit en Ukraine s’installait dans la durée et que, de bonne ou mauvaise grâce, ils allaient devoir vivre avec pendant longtemps.

Comme tout le monde, dans un premier temps, les Russes ont été surpris et sidérés par « l’opération militaire spéciale » en Ukraine, en particulier dans les très nombreuses familles - on parle de dizaines de millions de personnes - que ce conflit isolait ou coupait en deux parce qu’elles ont des attaches en Ukraine. Puis, le premier instant de stupeur passé, on a pensé que les combats trainaient en longueur mais ne s’éterniseraient pas. Les premiers revers, fin août, et surtout la mobilisation partielle de septembre ont douché ces espoirs. Plusieurs centaines de milliers de mobilisables se sont enfuis à l’étranger - on estime leur nombre à 300/400 000 personnes en tenant compte des retours progressifs, soit 0,3% de la population - tandis que l’inquiétude devenait palpable. Trois mois plus tard, celle-ci n’a pas disparu mais a beaucoup régressé.

Sont-ils dupes de la propagande ? Je ne le crois pas non plus. Comme me le confiait une amie active dans la culture : «Depuis l’ère soviétique, les Russes savent d’instinct décoder la propagande d’Etat et faire la part des choses. Ils n’y font même pas attention. Tandis que vous, à l’Ouest, vous faites tellement confiance à vos dirigeants et à vos institutions que n’êtes même pas conscients de leur propagande. » A méditer !

Dans tous les cas, la cote de Vladimir Poutine n’a pas varié depuis fin février et demeure très élevée, à environ 70% d’opinions favorables, celles-ci étant d’autant plus positives qu’on s’éloigne des trois plus grandes villes, Moscou, Saint-Pétersbourg et Iekaterinbourg. Quant au soutien aux soldats sur le front, sinon à l’armée, il s’est même accru. Les Russes ne sont pas dupes des incompétences de certains commandants opérationnels, comme on vient de le voir dans la tragédie de Mareevka la nuit du nouvel An, ni de la gabegie logistique qui ont marqué les premières semaines de guerre et ils n’ont pas ménagé leurs critiques en privé. Ils savent qu’ils doivent d’abord compter sur eux-mêmes et ne rien attendre de l’Etat. Dans tous les cas, les mauvaises nouvelles n’ont pas altéré leur soutien à l’opération militaire et ils sont désormais derrière leurs soldats, quitte à court-circuiter les hiérarchies. Il est remarquable de constater que, du fin fond des villages sibériens, des centaines de civils se mobilisent pour organiser des convois et apporter des vivres, du chocolat, des habits chauds, des colis aux soldats qui se battent contre les forces de l’OTAN en Ukraine. De même, à l’inverse des conscrits urbains réticents, le nombre d’engagés volontaires n’a pas faibli.

Depuis l’automne, la majorité des Russes est en train de comprendre que leur pays ne se bat pas seulement contre les nationalistes ukrainiens mais contre l’Occident tout entier regroupé sous la bannière de l’OTAN et qu’il s’agit d’un combat vital, existentiel et de longue haleine pour la survie de leur mode de vie et de leur culture, même si celui-ci a été engagé à leur corps défendant.

Cette prise de conscience que la guerre et les hostilités allaient durer a d’abord été le fait de l’armée, que les difficultés rencontrées sur le terrain ont obligée à se restructurer en profondeur. La stratégie a été complètement revue. On est passé du mode offensif improvisé au mode défensif organisé, sur des lignes de défense plus sûres, avec un commandement unifié et intégré, sous les ordres d’un général expérimenté, Serguei Sourovikine, et avec l’objectif d’épargner au maximum les ressources humaines et les équipements. A la retraite désordonnée de la région de Kharkov a succédé le retrait ordonné et réussi des troupes et du matériel de la région de Kherson. On a investi dans les drones et les petites unités mobiles. 

Les lignes logistiques ont été revues et les divisions de réserve réorganisées de façon à pouvoir réagir aux urgences. Le gros de l’armée se retranche et délègue ses capacités offensives aux forces de Wagner, aux pilotes de drones et aux lanceurs de missiles contre des cibles névralgiques ukrainiennes, en riposte aux attaques ukrainiennes contre les objectifs civils russes - sabotage du gazoduc Nordstream, attentat contre le pont de Crimée, bombardements d’hôpitaux, d’écoles et de supermarchés dans le Donbass, avec des civils tués tous les jours mais jamais rapportés dans nos médias.

La Russie a pris acte de la stratégie de l’OTAN et des Etats-Unis exprimée par le chef du Pentagone Lloyd Austin le printemps dernier, à savoir l’affaiblissement du pays jusqu’à ce qu’il ne puisse plus se relever, et cherche à la retourner en sa faveur. En se concentrant et en ménageant ses troupes, elle laisse les Ukrainiens et les mercenaires de l’OTAN épuiser leurs forces et leur matériel jusqu’à ce qu’ils se fatiguent. Plus que sur le Général Hiver, ce sont sur les Généraux Temps et Espace que mise désormais l’armée russe. Comme Souvorov et Bagration en leur temps, elle a appris à ses dépens que patience valait mieux que force et que rage si l’on voulait vaincre dans la durée.

Les milieux économiques ont eux aussi très rapidement pris conscience que l’ensemble des circuits de production et d’échanges devait être revu de fond en comble après la fermeture des frontières imposée par le partenaire naturel européen. On a beaucoup glosé en Europe sur les oligarques et leur supposée opposition à Poutine. En se trompant complètement. Les oligarques, même s’ils ont déploré le déclenchement des hostilités, ont rapidement compris que la séquestration de leurs biens et de leurs avoirs bancaires en Europe et aux Etats-Unis - yachts, résidences de luxe, suites à Courchevel et à Saint-Moritz - et les sanctions personnelles prises contre eux en faisaient des parias pour l’Occident et qu’ils seraient condamnés à tout perdre au cas où il leur prendrait la fantaisie de faire défection. Les sanctions et l’exclusion de la Russie du système de paiement SWIFT et des relations bancaires occidentales ont même eu un effet positif pour l’économie russe puisque, pour la première fois, elles ont coupé court à l’évasion des capitaux - environ 100 milliards de dollars par an - qui saignait l’économie depuis trente ans. Désormais, il faudra y réfléchir à deux fois avant de déposer son argent dans une banque suisse, européenne ou américaine.

Depuis quelques mois, l’économie russe cherche donc à s’adapter aux nouvelles circonstances. Les circuits de distribution du pétrole, du gaz, des minerais, du blé et des engrais sont réorganisés vers l’Asie, la Chine, l’Inde, l’Iran, les Émirats et l’Arabie saoudite (à cause de l’OPEP+ et des facilités bancaires). On fait de même pour les circuits d’importation. Les importations parallèles se mettent en place pour approvisionner l’industrie en pièces détachées, en supraconducteurs et en puces, et la population en appareils ménagers, en vêtements, en produits de luxe, en ameublement et autres biens de consommation courante que l’économie russe ne sait pas produire en grandes quantités.

L’exemple de la Biélorussie, coutumière des sanctions et qui a malgré tout enregistré la meilleure performance européenne dans sa gestion du Covid grâce à son système de soins et à ses ressources pharmaceutiques, montre que l’industrie russe est parfaitement capable de relever ce défi à condition de réorienter les investissements vers la reconversion industrielle et de cesser de se reposer paresseusement sur la rente pétrolière et gazière.

Les succès spectaculaires enregistrés par l’agriculture, l’industrie agro-alimentaire, le secteur aérospatial et les industries d’armement à la suite des sanctions prises contre elles en 2014 militent aussi dans ce sens. Cette reconversion prendra quelques années et les experts s’attendent à deux ou trois ans de contraction et de vaches maigres avant que la croissance reparte à la hausse. Pas de quoi paniquer, surtout que l’on pourra compter sur des ressources énergétiques inépuisables et très bon marché, contrairement à l’Europe qui devra payer au prix fort ses importations d’énergie.

Qu’en est-il de l’état d’esprit de la population ? Comment s’adapte-t-elle à cette nouvelle donne ? Pour résumer en une phrase, je dirais qu’elle fait contre mauvaise fortune bon cœur. Il faut savoir que la plupart des Russes ont très mal vécu les mesures prises contre la culture russe et contre eux-mêmes en Occident. Ils se sont sentis profondément humiliés par la censure des artistes, des musiciens, des sportifs et des scientifiques, par l’annulation des colloques académiques, la cessation brutale des échanges en dépit des liens personnels développés depuis longtemps, la réécriture de l’histoire concernant la contribution russe dans la victoire contre le nazisme, la culture d’annulation et même de destruction de monuments entreprise non seulement en Ukraine mais dans les pays baltes et en Pologne. Quand on a compté 26 millions de morts dans la lutte contre le nazisme, il est intolérable d’apprendre que c’est le débarquement en Normandie (50 000 morts) qui a été l’événement majeur de la Deuxième guerre mondiale.

Cet ostracisme et ces injustices ont laissé des traces amères dans la mémoire vive des Russes, que la fermeture des frontières et l’interdiction de facto de voyager en Occident à la suite de la suppression des vols directs ont encore aggravées. Ils peuvent comprendre que l’Europe critique l’intervention armée en Ukraine, mais ne voient pas pourquoi l’Europe qui se prétend civilisée s’en prend à Tchaikowski, à Tchekov, à des chefs d’orchestre et à la population en général, dans un mouvement de bannissement inédit dans l’histoire. De même, la censure de l’ensemble des médias russes dans un espace européen qui se targue de défendre ses « valeurs » démocratiques en Ukraine passe pour de la duplicité.

Chez nous, tout cela semble relever de détails, que nous nous sommes d’ailleurs empressés d’oublier. Mais pas pour les Russes qui s’étaient enfin sentis membres de la grande famille européenne depuis la chute du Rideau de fer. Ce rejet de la Russie et des Russes, en tant qu’êtres humains, depuis février dernier est douloureusement vécu. Le pays, notamment dans les villes, est en train d’apprendre dans la douleur qu’il doit faire le deuil de l’Europe parce que celle-ci en a décidé ainsi au terme d’une guerre, certes malheureuse et regrettable, mais qui n’a pourtant rien à voir avec l’ampleur des ravages suscités par les agressions armées de l’Occident en Afghanistan et en Irak, en Syrie, en Libye, au Yémen ou encore dans l’est du Congo (6 millions de victimes totalement ignorées par les médias occidentaux). Cette hypocrisie est très mal ressentie.

Les premières failles étaient apparues à la conférence de Munich en 2007 et lors de la guerre imprudemment déclenchée par Saakhachvili en Géorgie en 2008, puis en 2014, avec le putsch de Maidan qui a renversé le président démocratiquement élu Yanoukovitch, la mise à ban des russophones du Donbass et la vague de sanctions prises en réponse à l’annexion de la Crimée. Mais ces divergences étaient restées d’ordre politique et géopolitique et ne s’étaient pas encore transformées en guerre culturelle, humaine, civilisationnelle. Désormais la coupure est nette, profonde, radicale.

Jusqu’ici les élites dirigeantes russes avaient joué sur les deux tableaux, empruntant à l’Occident les principes du capitalisme néolibéral, son culte du progrès matériel et ses institutions démocratiques tout en cultivant l’idée d’une Russie indépendante, souveraine et libre de développer ses valeurs propres - inspirées de la tradition conservatrice - et de choisir ses partenaires. La guerre a rendu cette double voie obsolète. Elle oblige à faire des choix clairs.

Du point de vue russe, l’engagement croissant de l’OTAN derrière l’Ukraine et les propos de l’ancien président ukrainien Porochenko et de l’ancienne chancelière Angela Merkel, confirmés par François Hollande, sur le fait que ni l’Ukraine ni l’OTAN n’avaient l’intention de respecter les accords de Minsk et que ceux-ci n’étaient qu’un stratagème destiné à donner du temps à l’Ukraine pour se réarmer, ont rendu toute perspective de négociation aléatoire puisqu’il est devenu évident que ni la parole donnée ni les traités signés par les Occidentaux n’avaient de quelconque valeur.

D’autre part, le fossé idéologique entre l’Europe et la Russie s’est creusé au point de devenir presque infranchissable. Les Russes, comme le reste du monde arabo-musulman, asiatique et africain, comprennent de moins en moins l’évolution sociétale occidentale. Le libéralisme prôné par l’Occident parait de plus en plus comme un subterfuge destiné à masquer ses ingérences permanentes dans les affaires des autres. Les dérives identitaires basées sur le sexe et le genre, l’antiracisme poussé jusqu’au racialisme, la dictature de minorités de plus en plus minces et extrémistes sur la majorité, le révisionnisme historique imposé par la cancel culture, la multiplication des sexes préconisée dès le plus jeune âge, le wokisme et le rejet de la culture humaniste traditionnelle, tout cela est de plus en plus étranger à la culture russe et du sud global en général.

Le changement de ton des discours de Poutine depuis l’été dernier est d’ailleurs très significatif à cet égard. Pour la première fois le président russe a fait des allusions directes aux valeurs traditionnelles, critiquant la mode occidentale des changements de sexe, des mères porteuses, du parent 1 et parent 2 pour désigner le père et la mère, militant pour un retour aux valeurs humanistes traditionnelles face aux tentations transhumanistes en vogue chez nous, et plaidant pour un monde multipolaire dans lequel chaque pays et chaque culture auraient des droits égaux à préserver leurs valeurs sans craindre d’être bombardés ou envahis parce que leurs choix déplairaient à l’Occident.

Pour une majorité de Russes, cette séparation est vécue comme un drame car elle met fin à leur rêve d’être reconnus comme des Européens à part entière. Ils font le deuil de l’Europe dans la douleur mais sont résignés à en porter le fardeau quel qu’en soit le poids.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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