La neutralité redevient tendance
Ringarde, la neutralité suisse ? Pas si sûr. Le triomphe de la mondialisation et le désir de jouer dans la cour des grands ont, pour les sociaux-démocrates internationalistes et les managers cosmopolites, relégué le concept dans l’armoire des vieilleries que Christophe Blocher se plait à ressortir une fois par an dans ses discours de l’Albisguetli.
On aurait pourtant tort de brader la neutralité, et on aurait tort de laisser à un seul parti le monopole exclusif de sa défense. Parce qu’il n’est pas sain que le débat sur l’un des fondements de l’identité et de la politique étrangère nationale soit accaparé par une seule sensibilité. Et parce que la neutralité, loin d’être cette relique que certains abhorrent, pourrait bien redevenir essentielle pour notre pays.
Voyez la dégradation de la situation internationale ces quinze derniers mois. Qui aurait pu penser, fin 2013, que les crises allaient se succéder à un rythme aussi endiablé ? En Ukraine, le renversement du gouvernement légal et la guerre civile qui en a résulté ont failli dégénérer en guerre tout court, avec une OTAN et des Russes prêts à en découdre. En Syrie, un nouveau front s’est ouvert avec les bombardements contre les rebelles islamistes de Daech. En Afghanistan, rien n’est réglé et le départ des troupes de l’OTAN est retardé. En Irak, en Libye, au Yémen, la déliquescence de l’Etat central a conduit au chaos complet.
Et l’Afrique, si elle commence à se porter mieux sur le plan économique, a été ravagée sans prévenir par l’épidémie Ebola et les massacres de Boko Haram au Nigeria et des Séléka et anti-Séléka en Centrafrique.
Enfin, sur le front économique, les nouvelles ne sont pas très rassurantes non plus, sur fond de chute des prix du pétrole et de guerre des monnaies. Quant à la pression sur l’environnement due au réchauffement climatique, elle ne va pas s’alléger non plus, bien au contraire, même si la grande conférence de Paris en décembre prochain devait se clore par un succès.
Partout l’instabilité gagne du terrain. Loin de nous l’idée de sombrer dans un quelconque catastrophisme. Mais, protégés par notre « euro-franc » et notre insolente prospérité, enhardis par nos relatifs succès, nous avions fini par croire que le monde était à notre image. En quelques mois, il vient de nous rappeler qu’il n’en était rien.
Or dans un monde turbulent, dans lequel le gendarme américain se sent fatigué après avoir multiplié les erreurs et les provocations, la neutralité suisse redevient un atout majeur, une place de rencontre inestimable. Les pays abusivement classés dans l’Axe du Mal, l’Iran, la Russie, la Corée du Nord, le Venezuela, de même que les BRICS, Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, qui se sentent assez forts pour ne pas courber l’échine devant les Etats-Unis ou l’Union européenne, ont besoin d’une plate-forme neutre pour mener leurs discussions. Ils se méfient de Bruxelles, Paris ou Londres autant que de Washington, comme on l’a vu lors des négociations sur le nucléaire iranien menées à Genève et à Lausanne.
Avant de jeter la neutralité aux oubliettes, de s’aligner sur des sanctions proclamées sans l’aval de l’ONU par les uns contre des autres qui ne nous ont rien fait, et de s’engager dans des conflits d’intérêts qui ne sont pas les nôtres, il serait bon de réfléchir. Dans le périlleux jeu mondial, la neutralité suisse est un atout qui conserve sa valeur.