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Genève ou l’état de crise permanent

(Texte à paraître dans le numéro de décembre de Favorit, le magazine des Russes de Suisse)
L’étranger qui voudrait comprendre Genève ne doit jamais oublier que ce canton a toujours eu un problème de taille. Au fait, Genève est à l’exact opposé de la Russie : alors que les Russes sont confrontés à d’immenses espaces, les Genevois, eux, doivent se serrer sur un territoire minuscule tout en assumant le rôle d'une ville internationale connue partout dans le monde. Une fois qu’on a compris cette contradiction, on a compris Genève.
Cette contradiction entre l’exiguïté du territoire et l’universalité des ambitions est à l’origine de la tension qui anime en permanence la vie politique et économique genevoise. En Suisse, Genève est connue pour la vivacité de ses confrontations politiques et ses « genevoiseries », ses mœurs excentriques qui la mettent régulièrement en porte-à-faux avec les autres cantons confédérés, beaucoup plus lisses dans leurs manières de fonctionner. La dernière en date concerne un président du Conseil d’Etat qui fut candidat au Conseil fédéral l'an dernier et qui se trouve aujourd'hui à demi-destitué pour avoir menti suite à un voyage controversé à Abu Dhabi. Des dizaines d’autres scandales ou pseudo-scandales l’ont précédé et d’autres suivront, n’en doutons pas !

Un volcan sous le lac
Ces péripéties ne sont que l’écume des choses. Elles ne sont que le reflet du tempérament volcanique qui couve sous la surface apparemment calme du lac (de Genève, s’il vous plaît !) Périodiquement, des jets de fumée et de lave incandescente sont projetés dans le ciel médiatique local pour faire relâcher la pression et carboniser les imprudents.
Depuis Jules César, Genève est une bourgade juchée sur une colline idéalement située à l’extrémité d’un pont à l’embouchure du lac Léman.

Cette position stratégique en a fait un centre politique et commercial qui ne s’est jamais démenti depuis 2000 ans. Mais, chance ou malchance, cette colline était petite et n’offrait pas beaucoup de possibilités d’extension, alors que ses voisins étaient puissants et pleins de projets pour cette ville qui depuis toujours n’en voulait faire qu’à sa tête.
Face à tant d'adversité, Genève resta donc exiguë. Au Moyen-Age, les puissants ducs de Savoie voulurent en faire leur capitale, sans succès. Ce fut le protestantisme calviniste qui triompha. Ce ne fut nullement un hasard, car déjà le volcan bouillonnait : puisque Genève ne pouvait pas se projeter dans la géographie et occuper le territoire proche, elle se projetterait dans le monde par l’esprit, par son rayonnement spirituel. On connait la suite. En quelques décennies, cette modeste cité de 10 000 habitants devint la « Rome protestante », accueillit des milliers de réfugiés huguenots et transforma son économie (émaux, horlogerie, banque) en une florissante industrie d’exportation.

Un territoire minuscule
L’intégration à la Suisse après les guerres napoléoniennes n’a pas changé la tendance. Toujours affligée d’un territoire minuscule, Genève qui venait pourtant d’abattre ses fortifications pour redonner un peu d’air à la ville, s’est à nouveau projetée dans le monde mais au nom cette fois d'une morale séculière. En 1830, c’est le banquier Jean-Jacques de Sellon qui fonde la première Société pour la paix et en 1863, c'est l’affairiste Henry Dunant qui fonde le mouvement de la Croix-Rouge. A partir de là, Genève est prête pour accueillir, en 1921, le siège de la Société des Nations, et dès 1945 le siège européen des Nations Unies et les dizaines d’organisations internationales, 175 missions diplomatiques et 500 ONG qui peuplent aujourd’hui son écosystème urbain.
Ce destin international, Genève l’a donc provoqué, choisi, assumé même si elle ne l’a pas toujours voulu consciemment.

Aucune chance dans l'industrie
Son économie reflète aussi cette destinée tout en le modelant aussi : on sait désormais que les idées circulent en même temps que les marchandises et l’argent, sans qu’on puisse dire qui influence le plus l’autre. La structure de l’économie genevoise est donc à l’image de la ville. Faute d’espaces libres et de main d’oeuvre abondante et bon marché, Genève n’a jamais eu aucune chance dans la grande industrie de masse malgré ses capitaux. Ses ressources financières et intellectuelles la placent tous juste en bonne position dans les technologies de pointe. Et encore ! Avec son marché lilliputien, son industrie ne peut viser que des niches étroites. Sa vocation est tournée vers les services, le tertiaire, la recherche et le développement spirituel dans un premier temps, puis temporel à l'ère capitaliste, avec une structure à la fois micro-locale et macro-globale.
Côté pile, Genève offre donc un tissu très dense de petites et moyennes entreprises actives dans la construction, l’agriculture, les services, la santé, le social mais très localisées. Côté face, elle affirme plus que jamais son internationalisme : le commerce s’est globalisé avec l’implantation de sociétés de shipping et de trading de matières premières d’importance mondiale, la banque est en passe de réussir sa transformation en plate-forme de gestion de fortune in-shore, son industrie du luxe - horlogerie et production d’arômes et de parfums – exporte aux quatre coins du globe malgré les menaces des montres connectées de la Silicon Valley, ses organisations internationales et ses ONG continuent à croitre malgré la crise du multilatéralisme et les foucades de Donald Trump, son aéroport ne cesse de s’affirmer comme noeud de communication névralgique et les multinationales étrangères continuent à apprécier la qualité de ses services et de ses communications.

Un asile sûr et résilient
Bien sûr, une crise économique internationale reste toujours possible. Genève est très exposée aux fluctuations de la conjoncture mondiale. Mais qui ne le serait pas, dans le monde interdépendant d’aujourd’hui ? Et d’autre part, l’histoire a montré la capacité de résilience de cette ville et son aptitude à rebondir grâce à son statut de ville-refuge. Dans les crises graves, Genève reste un havre de paix pour ceux qui recherchent un asile sûr et ces réfugiés le lui rendent bien, qui lui offrent en retour leurs talents, leur expérience et leurs réseaux.

Les verrous sautent
Sur le plan local, aujourd’hui, Genève est en passe, pour la troisième fois de son histoire, de faire sauter à nouveau les verrous qui l’emprisonnent. Durant la première moitié du XIXe siècle, elle s’était ouverte sur les rives du lac et du Rhône et avait fait sauter ses murailles. Au début du XXe, elle avait construit un réseau de transports publics qui traversait ses frontières et irriguait la zone franche avec la France. Aujourd’hui elle est en train de se projeter – enfin ! – dans la région transfrontalière avec la mise en service de son premier réseau de transport régional, le Léman Express, prévue pour la fin 2019 après un siècle de tergiversations. Cette percée, n’en doutons pas, va révolutionner les esprits à défaut de résoudre tous les problèmes de mobilité, lancinants à Genève. Elle devrait amener peu à peu les Genevois à rompre avec leur peur séculaire de grandir et à assumer leur responsabilité de métropole régionale, ce qu’ils sont encore incapables d’envisager. Réponse dans dix ans.

Qui sont les Genevois?
Impossible de terminer ce petit tour d’horizon sans essayer de répondre à une dernière question : qui sont vraiment les Genevois ? Heureux celui qui connaitrait la réponse. Je suis moi-même un non-Genevois, émigré du Valais il y a quarante ans. C’est le cas de la plupart des citoyennes et citoyens du canton. Sur dix Genevois, vous en rencontrerez à peine deux qui soient nés à Genève. Tous les autres sont soit des émigrés d’autres cantons suisses soit des étrangers ou des travailleurs frontaliers de France voisine. En quarante ans, la population a augmenté de 60% et les vieilles élites dirigeantes genevoises, celles des pasteurs, des banquiers et des professeurs, se sont effacées au profit des « nouveaux » Genevois issus de l’immigration suisse et étrangère. Ont-ils acquis cet « esprit » de Genève, ce mélange improbable d’esprit frondeur et de rigueur protestante, de gouaille populaire et d’élitisme exigeant, d’étroitesse locale et de cosmopolitisme conquérant qui a fait le succès de cette ville pendant des siècles ? Le doute est permis. Certains craignent que les "populistes" ne fassent dérailler la cité, sans voir qu'ils existaient déjà du temps de Calvin. D'autres s'alarment de cette arrogance qui rendrait les Genevois méprisants à l'égard de leurs compatriotes.
Mais certains signes, comme ces scandales à répétition qui émaillent la vie politique locale, tendent à montrer que les bonnes traditions genevoises sont préservées et que l'esprit de Genève, frondeur et imprévisible autant qu'industrieux et curieux de tout, continue à veiller sur la cité. Ouf !
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