Saisi par l’ivresse des sommets sur le chemin de Bourg-Saint-Pierre
12e étape - Grand Saint-Bernard-Col des Chevaux-Combe de Drône-Lac des Toules-Bourg Saint-Pierre – Mardi 6 août 2019
Se coucher, c’est bien. Mais dormir, c’est mieux ! Jusqu’ici, j’ai parlé de mes jours et pas de mes nuits. Mon appréhension de la veille était justifiée : cette nuit a été cauchemardesque. Si les refuges, hôtels et pensions rencontrés jusqu’alors se sont avérés sans excessive promiscuité, il en a été tout autrement du dortoir de l’Hospice: 20 personnes entassées les unes sur les autres avec tout ce que ça suppose de ronflements, d’éructations, de reniflements, de craquements, de râles et de lumières qui s’allument et s’éteignent, c’en fut trop pour moi. Il y a trop longtemps que j’ai oublié la redoutable promiscuité de l’internat. Vers minuit, n’en pouvant plus, j’ai donc émigré dans la salle de jeux du premier étage, déserte à cette heure, et me suis couché sur les coussins d’un fauteuil disposés sur le plancher. Confort spartiate mais bienheureux silence! Cinq heures de divine tranquillité. Réveillé vers 5 heures – ce n’est pas en ces lieux qu’il faut tenter le diable ! - je suis remonté au dortoir pour retrouver ma couchette jusqu’au lever prévu vers 6 heures. Las ! A peine couché, voici que la fille du dessus bascule par-dessus bord avec son matelas et tombe par terre dans un boucan d’enfer ! Sans se blesser heureusement. Adieu sommeil réparateur…
Au déjeuner, je retrouve mon Américain de la veille, qui avouera lui aussi avoir passé sa plus mauvaise nuit depuis Cantorbéry...
Mais qu’à cela ne tienne. Après ces dix jours de marche, ma forme est excellente et plutôt que de redescendre benoitement dans le fond de la vallée comme le conseillent les guides, je décide de rejoindre Bourg-Saint-Pierre par le haut, par les cols, et de redescendre au dernier moment. Quand on a pris le goût des hauteurs, l’idée même de descendre et de rejoindre la plaine devient insupportable. Ivresse des sommets, quand tu nous tiens ! Je décide donc d’emprunter le chemin des cols plutôt que l’ancienne route Napoléon. Je grimpe donc au Col des Chevaux par le chemin dit des Chanoines, qui prend parfois l’allure de voie romaine avec ses larges dalles bien ajustées. Le col est à mi-chemin entre le massif du Mont-Blanc et celui des Combins. Le chemin redescend ensuite dans une combe pour remonter vers le Col de Bastillon. Avant le col, la carte signale deux beaux lacs et je me dirige vers le plus grand où j’arrive en même temps que deux jeunes Valaisannes de la vallée qui ont eu la même idée. On s’encourage mutuellement pour un bain à la russe dans une eau froide et bleue, face au Vélan et aux Combins. Avis aux sceptiques et aux peureux : vous ne savez pas ce que vous perdez en méprisant ces bains glacés. Ça vous fouette les sangs, comme un sauna à l’envers. Une fois dedans, la peau vous pique à cause du froid mais la nage est plutôt agréable et vous en ressortez gonflé à bloc, avec un sentiment de propreté inégalé.
Mais au fond du vallon, c’est la déception. Une fois le creux de la vallée et le chemin principal du Saint-Bernard atteints, la cohorte des pèlerins reprend et le paysage se dégrade: les imposantes installations d’entrée du tunnel, le bruit incessant des motos et des voitures, les pylônes électriques et les poteaux qui jalonnent le parcours du vieil oléoduc rappellent fâcheusement la civilisation avec tous ses travers. Je croise le conseiller national Jérôme Roduit qui monte à l’hospice avec sa femme. On échange sur les turpitudes de la politique et le retour d’Eric Stauffer, dont la greffe valaisanne n’a pas pris comme on pouvait s’y attendre, et qui revient semer la pagaille à Genève.
Pas de quoi égayer le sentier sans grâce qui suit le fond de la vallée et longe le lac-barrage des Toules avant de descendre vers Bourg-Saint-Pierre. On était mieux en haut !
Heureusement, le village de Bourg-Saint-Pierre est un plaisir avec ses restes de murs médiévaux et sa rue principale qui semble n’avoir que peu changé depuis le passage de Napoléon en 1800. La route passe plus haut, et rares sont ceux qui songent à y faire halte. Tant pis pour eux.
C’est la fin de la deuxième étape: le car postal arrive et il faut redescendre en plaine, hélas. Il va falloir se surveiller. Quand la compagnie des choucas et des marmottes finit par être préférée à celle des humains, il y a péril en la demeure...