Saas-Fee, à deux doigts de l'accident fatal
Il est huit heures et il pleut encore trop pour se lancer dans la montée au Furggi et entamer la longue marche sur Saas-Fee, le long du flanc oriental des Mischabel. Je sirote un café en attendant l’hypothétique embellie prévue par la météo. Le rapport annuel de la commune, posé sur une table du tea-room à côté du Blick, m’apprend que la télécabine ouvre à 8h30 en été. Je décide donc de faire une entorse à mes principes et de l’emprunter pour rattraper le temps perdu et m’éviter une montée sous la pluie en regardant défiler des cabines vides au-dessus de ma tête.
Une fois en haut, les espoirs de soleil m’abandonnent vite. L’averse s’est muée en une bruine persistante qui durera la moitié de la journée, détrempant le chemin, rendant les pierres glissantes et transformant les chaussures en bain-marie. Heureusement, le paysage est grandiose. Les rhododendrons éclatent de couleur, une brume romantique enveloppe les montagnes, des bancs de brouillard remontent de la vallée et enveloppent les reliefs d’une atmosphère ouatée que viennent animer les formes sombres des arolles et le vert plus tendre des mélèzes. Je surprends deux chamois en train de brouter le long du chemin. On entend le rugissement des torrents dans le lointain. On se croirait dans un tableau de Caspar-David Friedrich...
Ce sera la journée des chamois. A quatre reprises, nos chemins vont se croiser. Au milieu de l’après-midi, une harde entière prend position dans les éboulis pour me regarder passer, une moitié me toise des hauteurs tandis que les autres, postés en contrebas, me surveillent du coin de l’œil.
Cependant, après deux heures de marche prudente, les choses se corsent sérieusement. Le chemin quitte l’abri sûr de la forêt pour s’engager dans des pentes raides, traverser des éboulis, surplomber des parois de rochers qu’on est obligé de franchir en s’agrippant à des chaines ou à des cordes. On perd sa trace au milieu des éboulis et il faut le chercher plus haut ou plus bas. Dans un couloir d’avalanche, une coulée de neige et de pierres obstrue le passage sur une quinzaine de mètres. C’est à la fois très court et horriblement long. La pente est forte et il n’y a rien pour s’agripper. J’hésite à m’engager quand un jeune Allemand surgit du brouillard arrive et me montre sa trace dans la neige durcie. Quelques pierres roulent sous le pied mais la neige tient bon et je plante mes bâtons pour mieux caler les pieds. Après cinq bonnes minutes, je suis en train d’atteindre l’autre bord quand une avalanche de pierres s’abat sur le névé que je viens de franchir. Faute de savoir que faire, je m’aplatis dans la neige, à l’abri d’un gros rocher en surplomb qui m’évite d’être frappé par les pierres qui ricochent sur le flanc du ravin. Un gros pavé s’écrase à un mètre de mon bras. Après quelques minutes, le couloir replonge dans le silence et l’incident se termine par plus de peur que de mal. Mais à quelques secondes près, j’y passais.
Un peu plus loin, à l’entrée d’un boyau d’acier creusé pour protéger le chemin des fureurs d’un torrent qui descend du glacier, un panneau dresse la liste des éboulements qui ont frappé la vallée depuis deux siècles: des dizaines de milliers de tonnes de glace et de pierre sont tombées, dont les trois quarts au cours des trente dernières années. Rien de plus courant qu’une chute de pierres, donc…
Je poursuis mon chemin, encore tout secoué. Après une heure, survient un Anniviard de Genève qui descend le Valais. Il est parti de Coire et suit l’itinéraire des cols alpins qui mène à Saint-Gingolph. Randonneur impénitent, il monte sa tente et fait sa popote tous les jours. Pendant quarante minutes, nous échangeons nos impressions et nos bons conseils, sous la pluie et face au vide. Deux Valaisans de Genève qui se rencontrent par hasard dans les brumes d’un chemin de montagne ont forcément beaucoup de choses à se raconter. On se quitte en se souhaitant mutuellement bonne chance. (Il achèvera son périple à Saint-Gingolph peu avant que j’achève le mien à Collonges).
Vers 14h, le temps s’améliore et les cailloux sèchent un peu. Mais la progression reste lente et difficile. Encore deux heures et demie de marche avant d’atteindre Saas-Fee. Finalement il m’aura fallu plus de huit heures de marche pénible et pas mal de cheveux blancs de plus pour parcourir ce que les panneaux promettaient de réaliser tranquillement en six heures...