Admirer les vipères et les lis de Binn sans modération
32e étape - Rosswald - Col de Saflisch - Binn - Ausserbinn – Ernen - 15 juillet 2020
Ce gîte si déconcertant avec son absence de tenancier et son appellation à tiroirs (Ski und Ferienhaus Alp Walliser Style) s’est avéré fort recommandable. Une chambre-dortoir bien conçue, avec salle de bains et cuisine, un petit déjeuner avec des fruits et des produits locaux digne d’un hôtel 3 étoiles, pour 35 francs tout compris : difficile de faire mieux.
La journée commence par une longue montée de 7 à 8 kilomètres et 700 mètres de dénivelé en direction du col de Saflisch, en compagnie d’une famille belge. Cette année, les marcheurs belges sont à l’honneur. J’en rencontrerai des dizaines, infatigables et intrépides, dans les prochains jours. Quel insensé a pu baptiser la Belgique le Plat-Pays ?
On commence par longer un grand mont totalement dénudé, le Petit et Grand Huwetz, aux teintes ocre et rouge, qui parait posé sur la vallée comme le rocher d’Uluru au milieu du désert australien. Un chamois fou remonte à toute vitesse le pierrier inférieur, comme s’il avait le feu aux trousses ? Que va-t-il faire sur ce rocher où pas un brin d’herbe ne pousse ? Mystère. De l’autre côté du col, une très longue descente attend le voyageur, dans un décor particulièrement sauvage, de névés, de rochers et de petites combes très minérales d’abord, et d’alpages couverts d’une végétation et de myriades de fleurs luxuriantes ensuite. La vallée de Binn mérite largement sa réputation de réserve du Valais. La faune et la flore sauvages y prospèrent plus que partout ailleurs.
Ici, c’est une marmotte qui joue et éduque ses petits aux abords de son terrier. Ses mimiques et ses attentions maternelles sont à la fois touchantes et comiques : ah, si les êtres humains mettaient autant d’énergie à éduquer leurs petits… ne peut-on s’empêcher de penser ! Tout à l’heure, en voulant faire place nette dans la forêt pour aménager une place de pique-nique, je manque de peu de mettre la main sur une belle vipère, noire aux rayures d’argent, dodue comme un petit saucisson. Je sursaute et me précipite en arrière. Mais elle aura encore plus peur que moi et s’évanouira aussitôt dans les pierres.
Ça me rappelle cette rencontre fortuite avec une autre vipère près du barrage de Zeuzier il y a quelques années. A l’aide de mon bâton, je l’avais aidée à franchir le parapet de la route, trop haut pour elle. Aujourd’hui encore, bien que je n’aie pas de sympathie particulière pour elles, je me félicite de ce geste. Ça soulage ma conscience d’adolescent, quand nous détruisions avec nos fourches les nids de vipères que nous rencontrions en fauchant les foins.
Et partout, c’est un festival de fleurs et de papillons. Les Belges attirent mon attention sur les orchis vanillés, ces petites fleurs en forme de brosses de ramoneur, couleur rouge très foncé, que les Allemands appellent Männertreue et qui sentent très fort le cacao fraîchement moulu quand on approche son nez. Plus bas, au milieu d’une touffe de bruyère, c’est un bouquet de superbes lis martagon qui vient de fleurir au milieu du pré. Mi-juillet, les alpages resplendissent de couleurs. Il y a en a pour tous les goûts, toutes les tailles, toutes les formes, toutes les couleurs: des jaunes, des blanches, des bleues, des rouges, des mauves, des roses, des vertes, des mauves, des brunes. En forme de cloches d’église, de brosses à récurer, de piques de lansquenets, de rabots de menuisier, de manchons Belle-Epoque, de modules lunaires et de vaisseaux Soyouz, d’épis de maïs, de balais à épousseter, de sucres d’orge. Du rhododendron branchu à la rose épilobe, du rasant thym sauvage à la joubarbe haute sur tige, du bleu profond des gentianes au mauve éclatant des asters en passant par le jaune vif de l’arnica, tout se mélange dans la plus grande promiscuité et le plus grand désordre. Ici, pas de cultures surveillées par satellite et alignées comme des soldats de plomb par des semoirs industriels, ni de nuages de pesticides et d’herbicides distribués par drones télécommandés. Les ingénieurs agronomes n’ont pas encore imposé leur insupportable symétrie. Les papillons sont tout aussi capricieux. Ils n’en font qu’à leur tête, incapables de voler droit, zigzaguant dans tous les sens, se posant n’importe où, butinant n’importe quoi sans qu’on puisse déceler le moindre sens des priorités.
C’est qu’à cette altitude, cette joyeuse cacophonie sert d’assurance vie: les fleurs et les petits animaux doivent accomplir en six semaines ce qui prend six mois en plaine. Naitre, germer, pousser, fleurir, mûrir, mourir à toute vitesse parce que les rayons de soleil sont rares, les vagues de froid imprévisibles et les prédateurs possibles toujours à l’affût. Les fleurs n’ont pas de temps à perdre et doivent capter l’attention des papillons et des abeilles sans tarder si elles veulent être fécondées avant la fin de la courte saison d’été. La vie en montagne est intense mais courte.
Alpages et chalets se succèdent jusqu’à Binn, dix kilomètres plus bas. Après le beau lac de retenue de Binn, le chemin emprunte l’étroit défilé de l’ancienne route, classée monument historique, qui mène à Ausserbinn. Elle a été remplacée par un tunnel, si bien que le trajet est un vrai plaisir. Des panneaux expliquent ce qu’il en a coûté pour la construire et l’entretenir. Les gorges et la forêt sont somptueuses. A déguster sans modération.
D’Ausserbinn à Ernen, le chemin monte sur la dernière crête qui barre la vallée de Conches, avant de redescendre sur village l’ancienne capitale du district, qui commandait l’accès à la vallée de Conches, sur l’ancienne voie romaine qui fait aujourd’hui face à la moderne Fiesch.
Ernen est digne des plus beaux villages de Suisse, avec ses vieilles maisons de bois et sa place centrale exceptionnelle entourée de maisons peintes et sculptées dont les plus anciennes remontent au XIVe siècle. L’une d’elle, la Tellenhaus, expose la plus ancienne fresque murale consacrée à Guillaume Tell, nous assure-t-on. On y voit le célèbre archer et l’odieux bailli s’affronter comme dans une BD belge ou un manga japonais. A ne rater sous aucun prétexte.