Presse d’Etat et liberté de la presse
Dans quelques semaines, le peuple suisse votera sur l’aide aux médias privés. Environ 150 millions de francs devraient être alloués chaque année pendant sept ans aux quelque 170 journaux et magazines, 13 TV régionales, 21 radios locales et à un bon millier de publications diverses et de plateformes en ligne. Il y a quelques années, comme journaliste, j’aurais applaudi à cette initiative. Mais aujourd’hui, j’avoue mes doutes.
Je pense notamment à la liberté d’expression et au pluralisme des opinions, que ce nouveau dispositif, s’il est accepté, va non pas encourager mais réduire encore davantage.
En effet, le système est ainsi conçu qu’il va d’abord profiter aux plus grands groupes de presse, en l’occurrence Ringier et tamedia (rebaptisé TX Groupe en 2020 pour mieux complaire aux investisseurs en bourse) qui concentrent les plus gros tirages du pays et dont la fortune consolidée a augmenté d’un demi-milliard depuis 2020 pour se classer au 102e rang suisse selon Bilan. Par simple effet mécanique, leur supériorité, déjà extravagante, va encore s’accentuer. Les petits, les associatifs, les sans-but-lucratifs qui tirent le diable par la queue, se réjouissent de recevoir les miettes mais ils seront encore davantage écrasés par les mastodontes.
Certes, le projet de loi leur accorde une place, et c’est tant mieux. Cela n’est pas le cas dans des pays comme la France, dont les médias sont concentrés dans les mains d’une poignée d’oligarques qui cumulent la grande majorité des aides étatiques (trois milliards d’euros d’aides directes et indirectes par an depuis 2010). Le site du matin.ch du 17 janvier s’en est même inquiété : « Jamais une poignée de milliardaires n’a eu une emprise aussi forte sur la presse », titrait-il à propos de la France. Soit. Mais la Suisse n’échappe pas à la tendance et je ne suis pas sûr que le public suisse, les lecteurs, les électeurs, le débat démocratique, les régions périphériques, ressortent gagnants avec cette nouvelle disposition.
Autre argument, la diversité d’opinion. La crise du Covid montre depuis deux ans l’uniformité affligeante des médias, leur absence de critique vis-à-vis des mesures gouvernementales et de la monopolisation du pouvoir par une partie des élites médicales et sanitaires. Cet unanimisme croissant des médias à l’égard des autorités est un phénomène ancien, antérieur à la crise. Mais celle-ci l’a révélée avec éclat, les médias privés faisant ici cause commune avec la SSR.
Chacun aura son opinion sur les vaccins, l’OFSP, les mesures cantonales, le passe sanitaire. Mais là n’est pas la question. Le problème crucial est la capacité de la presse à jouer son rôle de contre-pouvoir, de quatrième pouvoir face aux trois autres, et à refléter la pluralité des opinions propre à toute démocratie. Et force est de constater que ce rôle, à quelques exceptions près, n’a pas été joué.
Au contraire, les révélations du Nebelspalter suivant lesquelles le patron du groupe Ringier, Marc Walder, a « conseillé » à l’ensemble de ses rédactions de relayer sans discuter les positions de l’OFSP et du Conseil fédéral, prouvent que les plus grands groupes sont prêts à renoncer à leur fonction de poil à gratter par appât du gain. Cette affaire a fait scandale en Suisse alémanique et le président du groupe Ringier a désavoué son directeur. Mais le mal est fait et, en Suisse romande, aucun journal n’en a parlé, ce qui montre bien où en est la diversité de la presse dans ce coin de pays.
Dernier constat : que font les journalistes ? Si les éditeurs ont leur part de responsabilité, les journalistes, qui savent si bien vanter la liberté de la presse qui est la leur lorsqu’ils dénoncent les dictatures chinoise, russe ou cubaine, ne sont pas moins coupables. Pourquoi n’en font-ils pas usage alors qu’aucune geôle bernoise ou zurichoise ne les menace ? Défendre Navalny et les démocrates hongkongais, c’est bien. Mais s’en inspirer pour poser les mêmes questions dérangeantes aux autorités, ce serait infiniment mieux. Surtout quand on ne risque rien.
Tout cela inquiète : si un groupe aussi puissant que Ringier, dont le journal phare, le Blick, nous avait habitué à davantage de rugosité, s’est aligné devant l’Etat avant la votation de février, que se passera-t-il après, quand il s’agira de toucher les subventions fédérales ? Les médias vont-ils se mettre à ramper ? A faire le chemin de Berne à genoux avec force courbettes ?
Je crains que poser la question soit y répondre.
En attendant que nos petits et grands éditeurs se reprennent, on ne peut que leur conseiller de lire les excuses que le Blick danois, le Ekstra Bladet, a publiées dans ses éditions du 7 janvier. « Nous, la presse, avons fait le bilan sur notre travail, et nous avons échoué », a reconnu le journal qui admet « avoir absorbé de façon presque hypnotique les discours » des autorités pendant les deux ans de crise du Covid-19. (Voir la brève publiée en photo ci-dessus dans un journal allemand à ce propos.)
On pourrait aussi lui suggérer de lire le rapport de l’ONG Care sur les dix crises humanitaires les moins médiatisées de l’année 2021 (Zambie, Ukraine, Malawi, Centrafrique, Guatemala, Colombie, Burundi, Niger, Zimbawe et Honduras). Il apparait ainsi que la famine qui a frappé 1,2 million de Zambiens a suscité en tout et pour tout 512 articles dans la presse internationale (contre 91 979 articles pour la remise en couple de Ben Affleck et Jennifer Lopez) et que les dix crises majeures ayant affecté des dizaines de millions de gens ont donné lieu à 19 146 articles, soit 12 fois moins que les vols dans l’espace de Jeff Bezos et Elon Musk et 184 fois moins que les 3,5 millions d’articles consacrés aux JO de Tokyo. (Voir Marie Astier, Les dix crises humanitaires oubliées des médias, in Reporterre, 18 janvier 2022.)
N’y aurait-il pas comme une légère révision du sens des priorités à faire ?