Balade chez les anthroposophes de Dornach
Welschenrohr - Hunter Brandberg - Obere Tannmatt - Scheltenpass - Hohe Winde - Kloster Beinwil - Meltingerberg Bergwirtschaft - Meltingen – Ibach – Chessiloch – Grellingen – Dornach – 6 et 7 août 2021
Ce matin, ma généreuse hôtesse m’a préparé un petit déjeuner de roi. Il est vrai que je suis son unique client. Son mari, cuisinier à la retraite, m’a concocté un demi-kilo de birchermuësli aux fruits frais à se faire exploser la panse. Je me sens prêt à attaquer la journée en tirant une charrue si nécessaire.
Après une rude montée au Hinter Brandberg, face au Weissenstein, la marche consiste à jouer à saute-mouton à travers les plis et replis du Jura, qu’on traverse dans toute son épaisseur jusqu’à Hohe Winde, d’où la vue embrasse l’horizon jusqu’à Bâle et Delémont. On aperçoit même les Alpes bernoises et glaronaises, la Forêt Noire, l’Ajoie et le Jura français. Vingt-sept kilomètres avalés d’une traite, en huit heures de marche. Le ciel est couvert mais sec, avec un pâle soleil : une météo idéale pour marcher sans se mouiller les pieds. Mais les chemins sont encore glissants et boueux et je m’étalerai trois fois dans l’épaisse gadoue malgré ma prudence.
Vers 16 heures, j’arrive au monastère de Beinwil, lové dans un fond de vallée perdu au milieu de nulle part. Fondé en 1085 par un seigneur local, le cloître a été très florissant au XIII et XIVe siècles, pendant lesquels il a accueilli des nonnes et exploité une scierie, une fromagerie, une herboristerie célèbre ainsi qu’un atelier réputé de copistes auteurs d’une bible enluminée qui a fait date. Après un lent déclin, le dernier moine est mort en 1555. Le couvent semblait irrémédiablement perdu quand la ville de Soleure, à la faveur du renouveau catholique de la Contre-Réforme, décida de le réhabiliter et de le reconstruire à la mode baroque en lui donnant l’aspect qu’il a conservé jusqu’à aujourd’hui. J’aime savoir que, au fond de ces vallées isolées, des esprits libres et savants ont résisté à la malice des temps et transmis un patrimoine inestimable aux générations suivantes. Ce n’est pas la moindre qualité de ces habitants du Jura que de penser et créer sous cape, à l’insu des citadins qui s’imaginent régir le destin du monde et guider l’humanité à tout jamais.
Je consacre une bonne heure et demie à me décrasser à la fontaine, à paresser dans cette église accueillante et à visiter les bâtiments annexes et leurs expositions, puis à prendre le soleil devant l’écurie en dégustant des glaces maison dénichées dans le « hoflädeli » du domaine.
En fin d’après-midi, je reprends la route pour monter au Meltingerberg et à son auberge, où je caresse l’espoir de passer la nuit bien qu’elle n’ait pas de chambres. Il n’y pas gîte qui vive à des kilomètres à la ronde. Je l’atteins vers 19 heures. Un escadron de joyeux membres du comité de la gym pour aînés de Röschenz, près de Laufon, me salue de vigoureux Grüesser en me voyant débarquer avec mon accoutrement de pèlerin au long cours. J’en profite pour faire un brin de causette. Ils sont très impressionnés qu’un welche ait marché pendant quinze jours pour venir les trouver. D’ailleurs l’un d’eux vient de Genève et me reconnaît. Bon investissement ! Ils proposent aussitôt de convaincre le patron de me laisser dormir sous l’auvent du restaurant après la fermeture. Je dois patienter le temps que les derniers clients aient ingurgité le dernier café lutz, après quoi il me donne trois bottes de paille, une paillasse et une couverture. C’est un Italien d’Udine qui a fait le chemin de Compostelle et nous avons vite sympathisé. Les gais lurons du club de gym sont redescendus en plaine, non sans avoir désigné un éclaireur abstinent chargé de repérer les contrôles au cas où la maréchaussée bâloise se serait avisée de faire du zèle. A minuit, je peux donc m’étaler sur le petit podium qui accueillera demain l’orchestre de rock qui animera le Bärg Chibli, la fête patronale du saint local.
La nuit s’est bien passée. A sept heures et demie, la serveuse s’active déjà et me prépare un café assorti de diverses pâtisseries. Je repars donc le cœur léger et le ventre plein.
Pendant trois heures, le chemin descend en pente douce à travers les hautes futaies de hêtres en suivant l’Ibach qui se jette dans la Birse à Grellingen, avant de remonter vers Bâle sur une dizaine de kilomètres. J’avance si bien que je décide d’aller visiter le Goetheanum à Dornach. L’immense bâtisse de style Art Nouveau sert à la fois de siège et de temple au mouvement des anthroposophes fondé par Rudolf Steiner au début du siècle dernier.
En juillet, Le Monde a consacré une série de cinq doubles pages au père de l’anthroposophie, sans vraiment lui rendre justice. Les Français se méfient par principe des esprits non-cartésiens. Les auteurs commencent par prendre d’infinies précautions oratoires pour se justifier. Ils multiplient les jugements négatifs de peur qu’on les soupçonne de sympathie pour « ce que certains considèrent comme une secte ». Comme si la laïcité ne pouvait pas être sectaire elle aussi ! Il faut donc trouver ailleurs des éclairages plus inspirés.
Comme au Monte Verità ou à la Colline inspirée de Farinet à Saxon, mais en plus monumental, le site du Goetheanum exprime une vision mystique de la nature et de l’esprit. On y joue en permanence l’intégrale du Faust de Goethe. L’architecture des bâtiments y est tout en biseaux et en rondeurs, en arcs et en creux. Elle abhorre le carré et le rectangle. Elle se veut organique et spirituelle et rejette avec vigueur le fonctionnalisme froid du modernisme contemporain. Les villas ressemblent à de maisons de hobbits, en plus grand. Tolkien, grand connaisseur des légendes allemandes, s’est d’ailleurs inspiré de l’architecture anthroposophique pour son Seigneur des Anneaux.
Le site est en tout cas très agréable, avec ses jardins potagers, ses vergers et ses vaches qui broutent dans les prés. Une riche bibliothèque, une cantine, un restaurant et un magasin végétariens accueillent les touristes et les curieux sans poser de questions. On peut tout savoir sur l’anthroposophie, bien sûr, cette science, ou plutôt cette sagesse qui voit le monde comme mû par des forces spirituelles, sur la pédagogie (les écoles Steiner et Waldorf), les pratiques physiques et artistiques (l’eurythmie, l’architecture et l’art de parler) et agrobiologiques (la biodynamie adoptée par de nombreux vignerons suisses et allemands).
Fruit de l’imagination de Goethe et de l’ésotérisme romantique allemand, l’anthroposophie est à mille lieues de Malherbe, Descartes et Voltaire. On peut s’en moquer. Ou s’en inspirer si l’on estime que l’humanité et la vie sont indissociables de la planète qui les a vu naître. C’est mon cas.