L’Ukraine et l’effondrement des valeurs occidentales
« La Russie, cette tyrannie vieillissante, cherche à détruire l’impertinente démocratie ukrainienne. Une victoire ukrainienne confirmerait le principe du libre gouvernement, de l’intégration à l’Europe et de la capacité des gens de bonne volonté à faire face aux défis globaux. Une victoire de la Russie, par opposition, accroitrait la politique génocidaire en Ukraine, asservirait les Européens, rendrait impossible la lutte contre les menaces climatiques, renforcerait les fascistes, les tyrans et les nihilistes qui voient la politique comme un spectacle destiné à distraire les peuples de la destruction du monde. Cette guerre détermine les principes qui prévaudront au XXIe siècle, politiques de massacres de masse ou politiques défendant la dignité humaine. C’est l’avenir de la démocratie qui est en jeu. »
Voilà en substance comment Timothy Snyder, l’un des représentants académiques les plus en vue de l’establishment occidental, décrit les enjeux de la guerre en Ukraine dans le numéro de septembre de la revue américaine Foreign Affairs. Défense des « valeurs européennes » contre barbarie, démocratie contre dictature, vertus héroïques contre crimes de guerre, c’est le discours que nous servent, jour après jour, les dirigeants et les médias occidentaux depuis le 24 février dernier sur un ton et avec une unanimité qui ne souffrent aucune réplique.
Est-on bien sûr que cette vision correspond à la réalité et que cette guerre correspond à une lutte des gentils contre les méchants ? Et quelles sont ces fameuses valeurs dont on nous ressasse les oreilles mais qu’on se garde pourtant de définir et, surtout, de soumettre à l’épreuve de nos propres comportements ? Car que vaut une « valeur » rendue inutilisable parce que frelatée ou qui aurait été dévaluée par des attitudes encore plus criminelles que celles qu’on reproche à l’adversaire ? Ces questions ne sont pas anodines car, vu du reste du monde, l’Europe est en train de montrer qu’elle a échoué à partager son modèle interne - une coopération entre nations membres sur une base égalitaire et de respect mutuel - avec les autres nations du monde et qu’elle est en train de perdre son honneur et son crédit auprès d’elles.
Un état des lieux s’impose.
Premier constat problématique, la valeur fondatrice de l’Europe depuis 1945, celle qu’on a brandie pendant sept décennies pour justifier la création et le succès de l’Union européenne, la paix entre les nations, a totalement disparu des discours officiels et médiatiques depuis avril dernier.
Certes la paix avait déjà connu un sérieux accroc durant la décennie 1990, pendant la guerre de Yougoslavie, lorsque la reconnaissance prématurée de l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie par l’Allemagne avait mis le feu aux poudres et qu’en 1999, les états-majors allemand et otanien avaient concocté le faux plan Fer à cheval et mis en scène le massacre de Raçak prétendument ourdis par les Serbes pour liquider les Kosovars et justifier ainsi le bombardement d’un Etat européen pendant 78 jours aux pris de dizaines de morts et de milliards de dégâts. Cet idéal de paix avait aussi été mis à mal par la transformation progressive de l’OTAN en une alliance de plus en plus agressive après la disparition de l’Union soviétique, comme en ont témoigné les attaques contre la Serbie, déjà mentionnée, l’Irak, la Libye, la Syrie et l’Afghanistan, la plupart du temps commises en violant le droit international. Sans compter le bombardement continu des populations civiles de Gaza ou la déportation des habitants des iles Chagos par les Britanniques pour y installer une base militaire (Diego Garcia) et récemment condamnée par la Cour de justice internationale.
Malgré ces entorses, la paix, officiellement du moins, restait un fondement de l’action et une « valeur » revendiquée de l’Europe et de l’Occident. C’est au nom de la préservation de la paix que le président Sarkozy s’était précipité à Moscou en été 2008 pour rencontrer le président Poutine après l’échec de la guerre de Géorgie déclenchée par Saakachvili.
C’est au nom de la paix aussi que l’Europe, France et Allemagne en tête, ont encore négocié et garanti les Accords de Minsk qui ont suivi le renversement du gouvernement ukrainien et le soulèvement des provinces orientales de l’Ukraine après les émeutes de février 2014 et le rattachement de la Crimée à la Russie. On avait même espéré qu’une paix serait possible entre l’Ukraine et la Russie à la fin mars dernier, jusqu’à ce que la médiatisation de Boutcha et la visite de Boris Johnson, début avril, mettent fin à toute velléité de négociations du côté occidental.
Depuis lors, la paix a disparu de l’horizon européen. Bien plus, ministres et médias, présidente de la Commission européenne en tête, ne cessent de réclamer plus de guerre, plus de livraisons d’armes, plus de sanctions, plus de soutiens financiers, plus d’austérité énergétique, stigmatisant les rares voix qui osent appeler à la désescalade et à la diplomatie comme des traitres. Ce fossé béant entre les valeurs proclamées et le comportement réel sape l’entier du discours occidental sur les valeurs.
Dans le même ordre d’idée, comment interpréter le discours des dirigeants et des médias européens, qui n’ont pas de mots assez durs pour fustiger le nationalisme de la Serbie, de la Russie, de la Hongrie, de la Turquie, de la Chine (vis à vis de Taiwan), le chauvinisme des partis dits « d’extrême-droite » en France, en Italie, aux Pays-Bas, en Autriche et ailleurs, ainsi que le séparatisme des Catalans, des républiques du Donbass et de la Crimée, et qui ont toutes les prévenances possibles pour la sécession du Kosovo, l’indépendance de Taiwan, l’occupation du Golan et la colonisation de la Cisjordanie, pourtant non reconnues par le droit international, et pour le vertueux combat des bataillons ultranationalistes ukrainiens, pourtant condamné par l’ONU dans le cadre des résolutions contre le nazisme ? Comment peut-on encenser le nationalisme des uns en leur apportant armes, appuis financiers et reconnaissance politique tout en condamnant le nationalisme des autres, qui, à la différence des premiers, n’ont pourtant déclenché aucune guerre ? Qu’est-ce qu’une valeur qui mérite tous les égards, même lorsqu’elle est tachée de sang, mais aucun quand elle s’exprime pacifiquement par la voix des urnes ?
Deuxième valeur défendue par l’Occident, la démocratie. Comme pour la paix, on a envie d’applaudir. Mais en y regardant de plus près on a des doutes. Comment peut-on justifier le soutien inconditionnel à un pays, l’Ukraine, sous prétexte de démocratie, alors que ce même pays a interdit tous les partis d’opposition (en mars dernier), fermé toutes les chaines d’information non-gouvernementales (en 2021 et 2022), banni les langues minoritaires (et même majoritaire puisque le russe est parlé par les deux tiers de la population), fait assassiner par ses services de sécurité des dizaines de journalistes, d’opposants politiques et même de négociateurs, laissé se développer une corruption galopante (122e position dans le classement de la corruption mondiale, pas loin de la Russie honnie), bradé 17 millions d’hectares de bonnes terres agricoles à trois multinationales américaines malgré l’opposition populaire, enrôlé de force la population masculine dans son armée, exécuté des prisonniers de guerre, utilisé sa propre population civile comme bouclier humain (voir le rapport d’Amnesty), truffé son armée et son administration de sympathisants néonazis notoires, pour ne citer que quelques faits marquants avérés et reconnus du bout des lèvres par les médias dominants ? Est-ce vraiment le modèle de démocratie que nous voulons défendre ?
Et que dire de notre propre appétence pour la démocratie lorsque nous nous précipitons à Bakou pour cajoler le dynaste Aliev qui ne cesse d’attaquer l’Arménie, en Arabie saoudite pour amadouer le prince MBS qui a fait découper le journaliste Kashoggi en morceaux, au Qatar pour faire des risettes à l’émir ou au Cameroun pour faire ami-ami avec le président Biya au pouvoir depuis 40 ans, dans le seul but d’y quérir un peu de gaz ou de pétrole ? Tout ça pour boycotter Vladimir Poutine qui n’a été président que pendant 18 ans et qui est prêt à nous livrer du gaz et du pétrole moins polluant pour pas cher ?
De même, on n’a pas de mots assez durs pour dénoncer l’ingérence de la Russie dans les affaires des pays démocratiques, comme ce fut le cas pendant tout le mandat de Donald Trump et lors des élections françaises de 2017. Mais que répond-on lorsque deux procureurs spéciaux américains (MM. Robert Mueller et John Durham) établissent le contraire ? Rien ! Au contraire, on souscrit avec enthousiasme à nos ingérences dans le fonctionnement politique de pays tiers, comme ce fut le cas au Venezuela en 2019 avec le soutien au président autoproclamé Juan Guaido, avec le putsch contre le président bolivien Evo Morales et avec toutes les révolutions colorées destinées à renverser des gouvernements légitimes comme celui de février 2014 en Ukraine.
Le journaliste et cinéaste australien John Pilger raconte que durant ses quatre-vingt-trois années de vie le gouvernement des Etats-Unis a réussi à ou tenté de renverser cinquante gouvernements étrangers, démocratiques pour la plupart, qu’il s’est ingéré dans les élections de trente autres pays, qu’il a fait la guerre ou lâché des bombes sur trente pays également, la plupart pauvres et sans défense, qu’il a combattu des mouvements de libération dans vingt pays et essayé d’assassiner les leaders d’une cinquantaine de nations, tout cela au prix de carnages, de massacres et de destructions sans nom. Bel exemple de démocratie et de respect des peuples !
Et enfin que penser de notre propre fonctionnement démocratique quand nous soutenons une guerre sans avoir consulté les citoyens, quand nous sabordons la neutralité sans débat, comme c’est le cas de la Suisse, quand nous faisons assaut de bellicisme contre l’avis des gens ? Rappelons à ce propos le sondage réalisé en Allemagne et publié le 30 août dernier par le magazine Stern dans l’indifférence absolue des médias occidentaux parce que contrariant pour la doxa dominante : 77% des Allemands sont favorables à des négociations de paix en Ukraine (contre 17% qui estiment qu’il ne faut rien faire), 87% estiment qu’il faut parler à Poutine (contre 11%), 62% qu’il ne faut pas livrer d’armes lourdes à l’Ukraine (contre 32%). Un autre donnait à peu près les mêmes résultats en Autriche. Voilà des avis populaires qu’on se gardera bien d’écouter.
Troisième catégorie de valeurs que nous sommes censée défendre en Ukraine, les droits de l’Homme. Les idéologues occidentistes affirment que la Russie aurait commis un crime d’agression, le pire d’entre tous les crimes selon le Tribunal de Nuremberg, en lançant son « opération spéciale » contre l’Ukraine. C’est possible. Mais les Russes, sur le même mode que les accusations occidentales à propos des Ouïgours en Chine, répondent qu’ils n’ont fait que répondre au crime de « génocide » perpétré par les forces ukrainiennes depuis 2014 dans le Donbass, au prix de 14 000 morts attestés par l’ONU… Idem pour les violations du droit humanitaire, la prise en otage de civils, l’exécution de prisonniers. Selon les estimations du mois d’août, l’ONU chiffrait les pertes civiles à quelque 5587 morts et 7890 blessés depuis février. Ce sont 6000 morts et 8000 blessés civils de trop mais on est loin d’un massacre généralisé et des centaines de milliers de civils tués par les troupes de l’OTAN et les armées pro-occidentales en Irak, en Afghanistan ou au Yémen.
Crimes contre crimes, accusations contre accusations, on n’est pas plus avancé si l’on regarde les choses avec un peu de distance. Et dans tous les cas, si l’on est honnête, force est de constater que l’on n’en sait trop rien pour l’instant et que, si l’on souhaitait juger l’agresseur supposé pour ses crimes, il faudrait d’abord commencer par soi-même.
De même, l’Occident, et Europe en particulier, aime à se poser en modèle de la liberté d’expression, comparé à une Russie qui les bafouerait sans vergogne. Mais comment expliquer alors que nos médias sycophantes piétinent tous les critères d’une information objective en prenant unanimement parti pour l’Ukraine sans écouter l’autre partie ? Altera pars audiatur disent pourtant les manuels de journalisme. Mercredi matin, trois experts débattaient au journal du matin sur France Culture, tous antirusses viscéraux, Edwy Plenel en tête. Où est le fameux pluralisme de la presse ? La diversité d’opinion ? Et pourquoi a-t-on purement et simplement interdit les médias russes RT et Sputnik de l’UE ? N’est-ce pas une atteinte crasse à la liberté d’expression, même quand on tente de la justifier sous prétexte de contrer « la propagande russe » ? Depuis quand la censure est-elle démocratique et représentative de la liberté d’expression ? Et comment justifier le traitement ignoble infligé à Julian Assange, Edward Snowden ou Chelsea Manning, parce qu’ils ont dénoncé les turpitudes de la NSA, les crimes américains en Irak ou les compromissions d’Hillary Clinton et du fils Biden ?
Dernier point, pour une liste que l’on pourrait rallonger, la violation flagrante du droit à la propriété privée avec la confiscation des avoirs de la Banque centrale russe, des biens privés des oligarques, et la séquestration des milliards d’avoirs afghans et vénézuéliens par les banques centrales américaines et anglaises.
Quatrième et dernière catégorie de valeurs trahies par les pratiques occidentales, l’écologie et la lutte contre les changements climatiques. Depuis le Sommet de Rio de 1992, l’Occident s’est posé, non sans mal et avec force débats internes, en champion de la lutte pour la « préservation de la planète » et le développement des technologies vertes en déclarant notamment la guerre aux émissions de CO2. En 2019, ses élites politiques et médiatiques se pâmaient d’admiration devant Greta Thunberg et les grèves de jeunes tout en sommant les pays du Sud, qui ne comptaient pourtant pour presque rien dans les émissions des gaz à effet de serre, de se joindre au peloton en échange d’investissements mirobolants, que la manipulatrice présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen chiffrait en centaines de milliards de dollars.
Trois ans et six mois de guerre en Ukraine plus tard, que s’est-il passé ? Rien sinon un abandon et de toutes les promesses faites et la trahison des pays du Sud. Au nom de la lutte pour l’Ukraine et de la « mise à genou de l’économie russe », l’Europe s’est mise à importer à grands frais et à grands renforts de pétroliers et de vraquiers polluants du gaz et du pétrole de schiste conspué naguère. On rouvre des centrales au charbon en Allemagne et en Pologne avec la bénédiction des ministres écologistes qui auraient crié au scandale il y a douze mois encore. Et bientôt ce sera le tour des centrales nucléaires.
Dans toute l’Europe, les Verts hier en pointe dans le combat antinucléaire et pacifiste se sont reconvertis en chefs de file des politiques les plus bellicistes et les plus anti-environnementales qui soient, sous prétexte que ce serait temporaire et que cela ne compromettait pas les objectifs climatiques ! Comme les socialistes qui votaient les crédits militaires en 1914, les Verts d’aujourd’hui ont revêtu l’uniforme vert-de-gris pour adhérer au militarisme le plus virulent et se convertir aux bienfaits des énergies fossiles certifiées « démocratiques » bien qu’achetées au Qatar, en Arabie saoudite ou en Azerbaïdjan. Cherchez l’erreur !
Quant aux pays du Sud, ils se sentent plus floués que jamais. Lors du dernier sommet euro-africain sur le climat qui s’est tenu à Rotterdam le 5 septembre dernier, pas un seul chef d’Etat européen n’avait fait le déplacement, à l’exception de l’hôte hollandais ! Un camouflet que les Africains ne sont pas près d’oublier, eux dont le continent n’a contribué que pour 3% des émissions historiques de gaz à effet de serre et à qui on promettait cent milliards de dollars par an d’aide dès 2020. Les chefs d’Etat européens étaient trop occupés à peaufiner les dernières sanctions contre le gaz naturel russe.
Cette liste à la Prévert des petites et grandes entorses aux valeurs professées par l’Occident dans le cadre de la guerre en Ukraine est symptomatique non seulement de l’hypocrisie de l’Occident – ce qui est n’est pas nouveau – mais de l’effondrement des principes moraux et de l’exemplarité dont il s’honorait pour justifier sa domination sur le reste du monde. C’est au nom de ses valeurs qu’il s’était battu et avait fini par remporter la guerre froide contre l’adversaire soviétique. Le grand diplomate et théoricien de la guerre froide George Kennan avait déjà écrit en 1951 que « l’influence la plus importante que les Etats-Unis peuvent exercer sur les événements internes en Russie continuera à être celle de l’exemple. (…) Le message que nous nous efforçons d’apporter aux autres, quel qu’il soit, ne pourra être efficace que s’il s’accorde avec notre propre comportement. Que celui-ci est suffisamment impressionnant pour commander le respect et la confiance à un monde qui malgré toutes les difficultés matérielles est plus disposé à reconnaitre et à respecter l’excellence spirituelle que l’opulence matérielle. »
Force est de constater que nous n’en prenons pas le chemin. Gavée jusqu’à l’indigestion par sa propre propagande, l’Europe se persuade qu’elle incarne encore un idéal moral et qu’elle peut se contenter de déclamer les poncifs moraux de la guerre froide - Bien contre Mal, démocratie contre dictature – sans avoir à se les appliquer. Quelles que soient les péripéties et l’issue de ce conflit, quelles que soient les responsabilités des uns et des autres, il est à craindre qu’elle ne trompe plus qu’elle-même et que cette guerre, menée au nom de la morale par Ukrainiens interposés, n’est que le masque d’une volonté de prédation universelle et d’hégémonie mondiale jamais assouvie et qui n’abuse – et n’amuse – plus les six milliards d’autres habitants de la planète.
Références
Umfrage: Mehrheit will Verhandlungen über Kriegsende, Stern, 30. August 2022.
John Pilger, Silencing the Lambs – How Propaganda Works, Consortium News, September 8, 2022.
Joe Lo, African leaders blast European no-shows at climate adaptation summit, ClimateHomeNews, September 6, 2022. Laurence Caramel, Les Africains fustigent l’absence des pays riches au sommet de Rotterdam sur l’adaptation au changement climatique, Le Monde, 5 septembre 2022.
George Kennan, America and the Russian Future, Foreign Affairs, avril 1951.