Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Un 1er Août avec le citoyen Jean-Jacques Rousseau

Monsieur le Maire,
Mesdames et Messieurs les élus municipaux,
Citoyennes et citoyens de Presinge, chers amis, bienvenue à cette célébration du 721e anniversaire de notre pays

Je tiens d’abord à vous dire de tout le plaisir et le grand honneur que vous m’avez faits en m’invitant à venir célébrer avec vous ce soir notre Fête nationale. Je suis d’autant plus honoré que cette année coïncide avec le 300e anniversaire de la naissance de ce grand citoyen genevois que fut Jean-Jacques Rousseau. Il se trouve que je suis également président de l’Association « La Faute à Rousseau » qui vient d’aider à la réalisation de 55 petits films inspirés de Rousseau et dont plusieurs montrent qu’on peut trouver de nombreux points communs entre le Pacte de 1291 et le Contrat social, entre les Trois-Suisses qui ont prêté serment de fidélité et d’assistance mutuelle, et l’auteur du Discours sur l’inégalité et du projet de constitution pour la Pologne qui s’honorait du titre de « Citoyen de Genève ».

L’esprit qui inspirait nos pères fondateurs et que l’on retrouve merveilleusement illustré dans le Pacte de 1291, c’est en effet celui de la communauté des valeurs et de la solidarité face aux dangers et aux aléas de la vie. Ce qui nous unit, c’est la volonté de vivre ensemble avec nos différentes langues, cultures, religions et origines géographiques. Citadins ou campagnards, romanches ou francophones, catholiques ou protestants, suisses de vieille souche, naturalisés de fraîche date ou simples immigrants venus de loin pour s’établir dans notre pays, nous partageons tous le sentiment et la conviction de partager un destin commun. Mieux, ce destin, nous savons que nous pouvons le décider et le construire ensemble et qu’il ne nous est pas imposé de l’extérieur ou par un gouvernement que nous n’avons pas choisi.

C’est pourquoi il a fallu tant de temps pour faire notre pays, pour lui donner ses institutions, et pour le doter d’un fête nationale, qui soient communes à toutes et tous malgré nos différences. Cette patiente construction, nous devons la conserver comme un bien précieux face à tous ceux qui voudraient la sacrifier au nom des intérêts éphémères et des mauvaises passions politiques du moment.

Car il y a des intérêts particuliers et des passions politiques - Rousseau aurait parlé de vices ! - qui peuvent détruire l’équilibre subtil du vivre-ensemble suisse. Et c’est ici que la relecture de Jean-Jacques nous est très utile. Son œuvre est trop riche pour que j’en fasse une recension complète. Aussi je me contenterai de relever quatre tendances qui me paraissent menacer notre démocratie.

La première, c’est la croissance démesurée des inégalités. On se souvient de la célèbre phrase de Rousseau : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne ! » Si la propriété est en effet à l’origine de la société et du contrat social qui la garantit, dangereuses sont les inégalités qui sapent les bases mêmes de ce contrat. Or depuis plusieurs décennies, nous assistons partout dans le monde, et en Suisse aussi, à une croissance effrayante des inégalités, avec l’explosion des salaires des grands patrons et l’inéquité croissante entre la rémunération du travail et celle du capital. C’est un sujet presque tabou que personne n’ose dénoncer, surtout pas dans un canton qui doit par ailleurs tant à la finance. Mais il faudra bien un jour corriger cette évolution car elle engendre des distorsions graves. Plus on s’enrichit, et plus l’on est tenté de soustraire à ses obligations et à ses responsabilités sociales et civiques, à commencer par le paiement de l’impôt.
Or, faut-il le rappeler, ce qui a fait la force des premiers Suisses, c’est leur unité et leur égalité : si Arnold de Melchtal avait gagné mille fois plus que Werner Stauffacher – comme c’est le cas aujourd’hui – il y a peu de chances qu’ils se fussent donnés rendez-vous au Grutli pour fonder la Suisse un soir d’été 1291 !

Deuxième danger, l’influence débilitante de la société-spectacle. On le sait, Rousseau, contre Voltaire et les Encyclopédistes, fut un pourfendeur du théâtre, qu’il accusait de faire l’éloge du vice sous prétexte de le dénoncer. D’ailleurs, Genève, à cette époque, en était convaincue puisqu’elle avait alors proscrit le théâtre. Mais que n’eût pas dit Rousseau s’il avait vécu aujourd’hui, en découvrant la passion de nos contemporains pour les séductions de la télévision, du cinéma, des lake parades et pour toutes les dérives de la société spectacle ? Quand une société passe autant de temps à reconstruire la réalité sous forme de fictions télévisées et consacre la totalité de ses loisirs à la distraction, c'est-à-dire à l’évasion hors de la réalité, n’y a-t-il pas lieu de s’inquiéter ? L’abstentionnisme qui est le mal numéro un de notre démocratie ne trouve-t-il pas son origine dans le fait que la fiction du vote est finalement plus séduisante et plus efficace que le vote lui-même ? Et puisqu’on préfère la fiction de la réalité à la réalité, pourquoi ne pas pousser le raisonnement jusqu’au bout et préférer l’image du vote au vote lui-même ? Tout cela sans compter qu’aujourd’hui, la signature d’un Pacte comme celui de 1291 n’aurait aucune chance de faire les grands titres des médias: trop institutionnel, aucune image spectaculaire, pas de people connus. Bref, zéro chance de passer à la télé et d’avoir sa photo dans le journal et de marquer l’histoire.

Troisième motif d’inquiétude, la perte de la passion citoyenne. Rousseau, on le sait, fut le premier romantique. Il a exalté l’amour, vu comme une passion pour la vertu, comme personne ne l’avait fait avant lui. La Nouvelle Héloïse, passion chaste entre deux amants dont l’un va jusqu’à la mort, illustre cette force des sentiments. Sans sentiment, il n’y a pas de vie, nous dit Rousseau. Or, où est notre passion démocratique aujourd’hui ? Qui d’entre nous, comme le suggérait encore Kennedy voici cinquante ans, est prêt à se demander ce qu’il peut faire pour sa patrie plutôt que ce que son pays est prêt à faire pour lui ? Aujourd’hui, le mot vertu fait vieillot. Mais on peut le remplacer par responsabilité. Or la responsabilité, de nos jours, est devenue une tâche difficile à remplir. Car il ne s’agit plus tellement de réclamer des droits, comme par le passé, mais de remplir ses devoirs, la totalité de ses devoirs de citoyen vis-à-vis de la collectivité, de la communauté qui nous permet de vivre ensemble. Payer ses impôts, respecter les lois, remplir ses obligations militaires et civiques, entretenir les infrastructures publiques, se préoccuper du bien commun et de l’intérêt général, tous ces devoirs ne vont plus de soi.

Dernière préoccupation inspirée de Rousseau, le respect de la nature et de l’environnement. Rousseau, plus que de Haller, fut le vrai inventeur des Alpes et de la nature. C’est à lui que la Suisse doit sa vocation touristique puisque la Nouvelle Héloïse fut le premier roman à attirer les visiteurs anglais au bord du lac Léman. C’est aussi lui qui a vanté auprès des citadins les mérites des paysans, des vignerons et de la campagne en général. Je ne veux pas développer ici tout ce qui doit être fait pour préserver l’environnement et les ressources naturelles. D’autres le feraient mieux que moi. Mais je veux simplement rappeler que cette relation privilégiée à la nature, cet amour singulier des montagnes et des Alpes qui est si typiquement suisse, est un bien précieux à préserver. Or il n’est pas sûr que nos enfants, qui croient désormais que le lait vient des briques de la Migros plutôt que du pis des vaches, et que nos élites, qui préfèrent l’agitation d’une croisière à Shanghai plutôt que l’air pur de nos sommets, soient à même de préserver cet amour patriotique de la nature.

Voilà les quelques réflexions que je voulais partager avec vous à l’occasion de notre fête nationale et de l’anniversaire de la naissance de Rousseau. Je vous remercie encore chaleureusement pour votre invitation et votre attention. L’esprit du Pacte de 1291 et du 1er Août est bien vivant ce soir, merci de l’avoir partagé avec moi.

Vive Presinge, vive Genève et Vive la Suisse !

Les commentaires sont fermés.