Bagdad ou l'industrie de la voiture piégée
Visiter Bagdad a toujours été un vieux rêve. A cause des la Mésopotamie, des Mille et Une Nuits, du berceau de l'écriture et de la civilisation, et à cause des guerres du Golfe aussi. Fin 2007, suite à la remise d'une distinction pour services rendus, le président de l'association des journalistes irakiens m'avait exhorté à lui rendre visite. "On s'occupera de tout et de ta sécurité aussi", m'avait-il promis. Au printemps 2008, l'occasion se présente et je lui envoie un email pour lui confirmer la date. "Avec plaisir! Bienvenue!" Quinze jours plus tard, il sautait sur une bombe et je ne suis pas allé à Bagdad.
Jusqu'à mardi dernier. Invité par la Ligue arabe et le parlement irakien à venir présenter les aspects financiers du fédéralisme suisse à l'occasion d'une conférence sur les développements du Parlement arabe, j'y ai vu occasion d'honorer l'invitation de mon défunt ami. Coïncidence, le jour de la rencontre tombait pile sur le dixième anniversaire de l'invasion américaine de 2003. Le gâteau de fête compta 16 attentats, plus de 50 morts et 200 blessés...
La culture, la musique, la poésie, les galeries d'art, tout cette créativité millénaire que même Saddam Hussein n'avait pas réussi à étouffer, tout cela a quasiment disparu après dix années de guerre larvée. Bagdad vit désormais presque entièrement pour, par et avec la sécurité. Sur sept millions et demi d'habitants, un million travaille pour l'appareil sécuritaire, armée, garde nationale ou police. Entre l'aéroport et la ville, un trajet qui prend vingt minutes en temps ordinaire, il faut compter deux ou trois heures avec un check-point tous les 500 mètres, et un tous les 200 mètres en ville. Bouchons, pièces, d'identité, coffres ouverts, herses, gendarmes couchés, slaloms entre des toblerones de béton garantis à chaque fois. Notre convoi officiel de voitures blindées sécurisé par des pick-ups armés s'en sort en une demi-heure. une excellente moyenne. Quant au Bagdadi moyen, il attendra...
Il existe ici une véritable industrie de l'attentat, m'assure notre hôte.
Depuis quelques années, le nombre d'attentats a certes baissé en volume. Mais on ne construit pas un pays prospère avec trois check-points par kilomètre et un attentat toutes les deux ou trois heures... Les perspectives sont donc sombres. Les uns prédisent une guerre civile imminente entre les Kurdes et les Irakiens, dès que le président Talabani, malade, ne sera plus là. D'autres soulignent la haine croissante des sunnites, au pouvoir sous Saddam Hussein, contre les chiites représentés par l'actuel premier ministre Al-Maliki. Au Parlement, créé sur une base ethnique et religieuse par les Américains, au détriment d'une conception plus unitaire du pays, les factions s'entre-déchirent sans espoir de réconciliation. Mais les gens continuent à vivre et à chanter, et deviennent presque indifférents à l'insécurité et aux tensions politiques. Les hommes défaillent mais l'humanité survit. Il faut donc espérer qu'Allah grand et miséricordieux continue à veiller sur eux le plus longtemps possible...