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L’écriture, ce jeu virtuel

Je le subodorais depuis des années mais depuis quelques mois, c’est devenu une certitude : en abandonnant le support papier, la chose écrite est en train de perdre définitivement toute matérialité pour devenir un pur jeu virtuel qui est en train de perdre toute sa puissance d’évocation, de validation de la réalité, et de vérité.
Comme la plupart des gens ayant fait leurs écoles au XXe siècle, j’ai baigné dans un univers dans lequel l’écrit régnait en maitre. Du cunéiforme aux hiéroglyphes, des caractères chinois à l’arabe, du latin au cyrillique, il m’a toujours semblé que l’alphabet relevait du sacré, du tabou, de la vénération, qu’il avait droit à un culte et à des rituels précis formalisés par les règles de l’orthographe et de la grammaire, et cela quelle que soit la graphie adoptée par les différentes cultures. L’écrit plus fort que le temps, plus puissant que la mort, plus résistant que les tyrannies et les dictatures. L’écrit capable de faire revivre le passé et de changer l’avenir…
A la fin du siècle passé, disons au moment du faux bug de l’an 2000, au moment du grand basculement du monde dans l’ère numérique, il était encore possible de se raccrocher à l’écrit comme à une bouée.
Après tout, le nouvel âge digital, après l’hommage excessif rendu à la parole et à l’image par le téléphone, la radio, le cinéma et la télévision, ne réhabilitait-il pas l’écrit en lui redonnant une place de choix, dans les sms, les blogs, les chats, les commentaires Facebook et autres tweets ? Et face à ce nouveau déluge numérique, aussi envahissant et inquiétant qu’un tsunami sur Fukushima, les hommes et les femmes de chair et d’os n’avaient-ils pas toujours besoin de l’écrit pour valider, ancrer, graver dans leurs neurones cette masse d’informations brutes ? En faisant le tri, en proposant des grilles de lecture, en opérant des classements, en proposant des orientations, la chose écrite devenait moins immédiate mais trouvait sa pleine légitimité, un peu plus amont dans la chaine de l’information et de la connaissance. Scripta semper manent, pouvait-on encore espérer.

C’était hier. Autant dire, pour un jeune de vingt ans aujourd’hui, au temps de Jurassic Park. Car j’ai en effet le sentiment que cette conception de l’écrit relève désormais de l’âge des dinosaures. En perdant peu à peu, mais inéluctablement, son support matériel, papier, journal ou livre, l’écrit, qui était déjà une abstraction par nature, est en train de perdre tout lien avec la réalité, et pire encore, avec la vérité. Car l’écriture, même si elle permet tous les mensonges et toutes les erreurs, a le grand avantage, s’il est gravé sur un support matériel, de pouvoir être critiqué et démenti. On peut toujours démontrer sa fausseté, il est falsifiable, au sens ou Karl Popper l’entend d’une théorie scientifique. Mais avec l’écrit sur écran, plus rien n’est prouvable, plus rien n’est démontrable, une vérité chasse l’autre dans une cascade sans fin qui ne permet même plus de savoir dans quel sens coule le fleuve.
Et tout aussi inquiétant, le cerveau ne sait plus ce qu’il doit graver, quelle base retenir pour faire ses estimations, appréhender la réalité quotidienne ou planifier sa journée de travail. Je viens d’en faire l’expérience récemment avec de jeunes collaborateurs. Pour être sûr qu’ils avaient bien compris le cahier des charges et les consignes, j’avais jugé utile de les imprimer sur une feuille de papier. Peine perdue. J’aurai peut-être eu une petite chance avec des alertes Iphone dopées aux emoticons. Mais une feuille de papier imprimée, quelle idée ! Un moyen de communiquer à peine plus moderne qu’un bas-relief d’un temple grec !
Chère lectrice, cher lecteur, merci de m’avoir suivi jusqu’ici. Votre persévérance montre qu’il y a encore quelques survivants de l’ère de l’écrit classique. Jusqu’à quand ?

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