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La Suisse, l’OSCE et « la troisième guerre mondiale »

Alors qu’on pouvait espérer un répit dans la cascade de mauvaises nouvelles qui affecte la vie internationale depuis 2014, l’année 2015 a commencé sous les pires auspices : un attentat meurtrier à Paris, qui a relancé les tensions entre l’Occident et le monde islamique, un plongeon des économies émergentes, en attendant celui de l’Europe à cause des politiques d’austérité imposées par l’Allemagne et celui de la Suisse à cause du franc fort, le tout assorti d’un regain de tension en Ukraine, aucun des deux camps n’ayant l’intention d’amorcer une détente tandis que le régime ukrainien continue à bombarder les populations civiles du Donbass depuis des mois avec l’approbation des Occidentaux.
Parallèlement, l’échec des guerres américaines menées depuis 1991 en Somalie, en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie a rendu illusoires les espoirs de ceux qui comptaient sur l’hégémonie américaine pour assurer la sécurité planétaire. L’hégémonisme américain a fait long feu et le monde se retrouve sans gendarme. La situation internationale est plus anarchique et donc plus dangereuse que jamais.
Car l’anarchie n’empêche pas la recherche de la maximisation des profits géopolitiques. Au contraire, elle l’exacerbe. Le géopoliticien américain John Mearsheimer avait très bien montré dans son livre sur la « tragédie des grandes puissances » comment celles-ci se trouvent rationnellement acculées à toujours accumuler des réserves de puissance pour survivre, leur appétit étant proportionnel à leur taille. Les Etats-Unis, ayant renoncé à attaquer de front la nouvelle puissance émergente chinoise, ayant pris note des résistances anti-américaines en Amérique latine et en Asie, ayant poussé leurs pions mais sans conviction en Afrique, se retrouvent donc face au seul adversaire qui leur offre un potentiel de gain appréciable sans trop de risques : la Russie et son talon d’Achille, l’Ukraine. D’autant plus qu’ils peuvent pour cela compter sur des alliés prêts à tout – la Pologne et les pays baltes – et des fidèles accommodants prêts à porter le chapeau à leur place – le reste de l’Union européenne.
Dans un intéressant papier paru dans la revue Horizons que vient de lancer le Centre pour les relations internationales et le développement durable créé par l’ancien ministre des affaires étrangères serbe Vuk Jeremic, le directeur du très pro-américain Carnegie Center de Moscou, Dmitri Trenin, montre comment le conflit ukrainien a changé la donne internationale et créé des fractures extrêmement profondes et durables. Toutes les tentatives de rapprochement entre l’Occident et la Russie, même les plus sincères comme celle du reset de 2009 sous l’ère Medvedev, ont échoué, et pas par la faute des Russes. Chaque fois, le lobby militaire et pétrolier américain a réussi à écarter la menace d’une réconciliation, sous un prétexte ou un autre. La crise ukrainienne ayant opportunément éclaté pendant les Jeux de Sotchi avec la bénédiction de Victoria Nuland et de Joe Biden, la politique des sanctions introduite par les Etats-Unis avant le copié-collé des Européens montre que nous sommes entrés dans un conflit d’un nouveau type, qui n’est pas un retour à la guerre froide, mais bien une guerre mondiale tiède d’un nouveau type. A cette échelle, contre un pays aussi grand, les sanctions ne sont en effet rien d’autre qu’une forme de guerre, une « militarisation de la finance », la finance étant désormais devenue une arme au même titre que les drones et la propagande. Les banques, comme les journalistes pendant la guerre du Golfe, sont « embedded », enrôlées dans une bataille qui ne devrait pas être la leur.

Que peut faire la Suisse dans une telle situation ? Didier Burkhalter et le Conseil fédéral sont très conscients de ces enjeux et encore plus conscients de se trouver dans une position délicate. Bien plus inconfortable que pendant la Guerre froide, qui avait le mérite d’être claire et d’opposer deux camps bien délimités. Tandis qu’aujourd’hui, tout est non-dit, souterrain, l’entier de la faute étant mis sur le dos des Russes dans une guerre de propagande implacable mais qui ne dit pas son nom. De plus la Suisse se trouve coincée, entre l’obligation de préserver sa souveraineté et sa neutralité et celle de négocier sa fiscalité et ses derniers avantages comparatifs avec les Européens et les Américains.
Bref, sa marge de manœuvre est quasi nulle.
Quasi, mais pas complètement. Car, dans le même temps, cette anarchie et ces tensions grandissantes lui ouvrent des perspectives fantastiques. Plus que jamais le monde aura besoin d’une plate-forme, neutre, démocratique, objective, compétente, qui n’appartient ni à une alliance militaire (OTAN) ni à un bloc politique ou religieux suscitant la méfiance.
Pour se sortir sans trop de dommages et exploiter au mieux ses maigres atouts, la Suisse n’a donc pas d’autre choix que de revenir aux bases, aux fondements de ce qu’elle est, et de cultiver à nouveau ce que son establishment méprise : la neutralité, la démocratie directe, le fédéralisme, les bons offices, l’esprit de services et la force de proposition du petit, de celui auquel on ne pense pas forcément mais qu’on finit par écouter parce qu’il n’a pas d’agenda caché et n’agit pas comme sous-marin d’une grande puissance.
Dans la crise ukrainienne, la présidence de l’OSCE en 2014 avait donné une grande visibilité à Didier Burkhalter. Il s’agit de privilégier aujourd’hui cet instrument multilatéral, qui est le seul à réunir tout le monde autour d’une même table. La Suisse, qui reste membre de la troïka avec la Serbie et l’Allemagne en 2015, peut et doit continuer à exercer son influence pacifiante et à servir de passerelle entre Moscou, Bruxelles et Washington. La Serbie, qui n’appartient pas non plus à l’OTAN et à l’UE, a signé un accord de coopération avec Berne dans ce sens et compte sur la Suisse alors que l’Allemagne, qui prendra la présidence en 2016 ne devrait pas être trop hostile. Didier Burkhalter pourra ainsi poursuivre, d’une façon moins exposée, l’excellente mission de bons offices commencée l’an dernier.
C’est dans cet esprit que Berne maintient ses contacts politiques, culturels, technique, humanitaires, scientifiques avec la Russie, et poursuit ses collaborations dans tous les domaines non soumis aux sanctions. C’est un service minimum mais c’est toujours mieux que rien. Et c’est indispensable de garder ce lien et cette neutralité a minima si elle veut optimiser son rôle de médiateur dans ce contexte chahuté.

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