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Le sens profond du Premier Août

Madame le Maire,
Mesdames et Messieurs les conseillers administratifs et les conseillers municipaux,
Citoyennes et citoyens des Trois-Chênes, chers amis,

Je tiens d’abord à vous dire de tout le plaisir et le grand honneur que vous m’avez faits en m’invitant à venir célébrer avec vous ce soir la 725e édition de notre Fête nationale.
Osons le dire, célébrer la fête nationale est devenu un exercice difficile. D'un côté, il faut se soumettre au rituel bien rôdé de la tradition patriotique avec tout le conformisme que cela suppose. On considérerait avec raison comme scandaleux le fait de se dérober à ce moment de haute liturgie civique. De même on considérait avec une égale suspicion celui qui saisirait cette occasion pour bousculer certaines de nos habitudes.
C'est pourtant ce que je vais essayer de faire, non par plaisir de provoquer, mais parce que je pense qu'il est salutaire de dépasser les habituels clichés et les phrases creuses pour interroger la vraie et authentique signification de la fête nationale. Je conçois en effet la fête nationale comme la célébration de notre pays vu comme une communauté de destin (et non comme une addition d'individus et d'intérêts particuliers) habitant un territoire propre (et non un vague ensemble supranational à l'idéologie et aux contours flous).
C'est une vision difficile à défendre aujourd'hui : comment fêter le pays qui nous a vu naître et qui nous permet de vivre, alors qu'à longueur de discours, nombre de médias et de dirigeants politiques nous présentent la nation comme un concept obsolète et qu'ils vantent sans cesse les mérites de la globalisation économique, de l'effacement des frontières et du dépassement de la nation comme le seul horizon souhaitable de notre avenir? Comment fêter notre pays comme une communauté de valeurs et de destin alors qu'une très grande partie de l'activité politique consiste à promouvoir les intérêts particuliers de telle ou telle minorité bruyante au détriment de la majorité silencieuse ? Le sens de l'intérêt collectif, du bien commun, s'est dilué dans les revendications catégorielles - défense des fonctionnaires, des handicapés, des minorités sexuelles, des locataires, des propriétaires, des malades du sida, des surdoués, des victimes de viols ou de pédophiles, etc. - toutes activités fort louables au demeurant mais qui finissent par occuper la totalité de l'espace public disponible.

Si la lutte contre les discriminations de toutes sortes est une condition nécessaire du vivre ensemble, ce n'est pas une condition suffisante. La Suisse exige un supplément d'âme, une volonté commune, une espérance eschatologique, une dimension sacrée devait-on dire si ce mot avait encore un sens.
Je pense que le Premier Août, quelles que soient nos convictions personnelles, est une occasion de nous rappeler ce bien commun et ses exigences. Comme disait Kennedy: ne demandez pas ce que le pays peut faire pour vous, mais demandez-vous ce que vous pouvez faire pour lui. Il faut savoir, de temps en temps, oublier ses différences, ses désirs et ses revendications particulières.

D'un autre côté, célébrer son pays, c'est aussi se souvenir qu'il ne vit pas seul et qu'il n'est qu'un atome de l'univers. Il se trouve que je reviens d'un voyage d'une semaine au fin fond de la Crimée, presque une autre planète pour nous, où j'avais été invité à faire une conférence à un forum de jeunes historiens de Russie et de pays de l'Europe de l'Est. 500 jeunes gens et jeunes filles de 18 à 30 ans se sont interrogés pendant une semaine sur le sens de leur histoire et de leur identité. Comment être russe aujourd'hui, alors que les trois-quarts de l'Occident vous détestent? Comment concilier cinq siècles de passé monarchique et 70 ans de passé communiste durant lesquels on vous a expliqué que tout ce qui existait avant la révolution de 1917 était nul et non avenu? Comment doit-on se comporter avec l'Ukraine, qui nous rejette alors qu'elle fut notre berceau historique, exactement comme Uri, Schwyz et Unterwald ont été le berceau de la Suisse à la même époque? Pourquoi nous conteste-t-on la Crimée alors que cette province est devenue russe bien avant que le canton de Genève devienne suisse?
Voilà le genre de questions difficiles auxquelles ces jeunes se sont confrontés pendant une semaine.
Cet exemple nous montre bien que les approches du passé, de l'histoire, de la nation, de l'identité, du patriotisme peuvent être très difficiles dans nombre de pays qui nous sont pourtant proches.
A travers cet exemple, je ne cherche pas à distribuer les bons ou les mauvais points, ni à donner des leçons aux autres. Qui sommes-nous pour pouvoir le faire? Mais je veux simplement montrer que nous autres Suisses, nous avons la chance d'avoir pu surmonter ces difficultés depuis longtemps. Nous avons la chance d'avoir pu apprivoiser notre passé et nous avons la chance que personne ne vienne nous disputer cet héritage et contester nos droits sur des territoires qui ont été nôtres pendant des siècles mais dont nous nous serions retrouvés privés par les aléas de l'histoire ou parce que des puissances étrangères se seraient engouffrées dans la brèche pour s'emparer de portions de notre territoire.
Cette chance, nous la devons au travail et à la sagesse de nos ancêtres, de nos pères et de nos mères. C'est un bien précieux qu'il s'agit de préserver et de chérir.
A l'heure où des attentats ne cessent d'ensanglanter nos voisins, à l'heure où des mouvements religieux extrémistes essayent de semer les chaos au sein même de nos sociétés, à l'heure où certains médias et certains dirigeants politiques ne cessent de diaboliser les dirigeants d'autres pays et appellent même à la guerre de façon à peine voilée en installant des missiles nucléaires au cœur même de l'Europe, la Suisse doit cultiver plus que jamais son précieux héritage. Ce n'est pas en bradant notre neutralité que nous rendrons service aux autres. Ce n'est pas en prenant parti pour de prétendus "bons" et en condamnant de prétendus "méchants" que nous nous rendrons dignes d'Henry Dunant et que nous resterons fidèles à notre tradition humanitaire.

La neutralité, la solidarité, la cohésion nationale, le bon sens qui nous épargne de tomber dans les pièges de la propagande et des préjugés, c'est cela qui fait la force de la Suisse, c'est cela qui mérite d'être fêté le Premier Août.
C'est en cultivant ces valeurs que nous pouvons commémorer notre fête nationale avec dignité et émotion. C'est en cultivant ces valeurs que nous resterons capables de nous projeter dans l'avenir. Enfin, c'est en les cultivant que nous ferons du Premier Août une fête pleine de sens au lieu d'en faire un rituel conformiste et vide de signification!

A toutes et à tous, je souhaite un excellent Premier Août !

Vive Chêne-Bougeries et les Trois-Chênes, vive Genève et vive la Suisse !

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