Combat de reines au pied du Tounò
La nuit a été difficile et le sommeil capricieux. Lu quelques pages de la Suisse de travers de Daniel de Roulet entre 3h et 4h du matin. Lui a décidé de traverser la Suisse de part en part, d’ouest en est et du nord au sud. Mais en restant à basse altitude, à hauteur des écrivains qui l’ont précédé. Réveillé à 6h30. Par bonheur, une demi-heure d’exercices matinaux suffit à me donner une forme qui s’avèrera étincelante.
Ce matin en effet, la machine a trouvé son rythme. Après une bonne vingtaine de minutes et un premier kilomètre de chauffe, le diesel s’enclenche pour une journée qui sera la plus longue de toutes les étapes de ce périple: à l’arrivée, le compteur affichera 11 heures de marche et 29 kilomètres parcourus.
C’est peut-être aussi l’effet de la petite chandelle allumée dans la petite église de Zinal avant de partir. Les saints patrons des villages d’Anniviers ornent les vitraux: Barthélémy, Euphémie, Théodule et Anne veillent sur les voyageurs déraisonnables qui se sont mis en tête d’arpenter la vallée. Sainte Euphémie, patronne de Vissoie décapitée à la fin du IVe siècle en Chalcédoine et sauveuse de la chrétienté à qui elle a évité un schisme dangereux, me semble particulièrement efficace. Ils se sont alliés pour faciliter leur marche et éviter les embûches.
Le chemin commence à grimper dans une très belle forêt de mélèzes et d’arolles, jusqu’à un premier alpage. Puis la pente s’adoucit jusqu’à un deuxième alpage, avant de remonter de plus belle sur le haut du versant droit de la vallée, en face de Grimentz. Après deux heures de montée, en atteignant Nava, je décide de contourner les pointes du même nom pour rejoindre l’Hôtel Weisshorn par la droite, en direction de l’alpage du Tsahélet et du col de la Forcletta. Je coupe ensuite à gauche, en direction du petit col de Bella Vouarda pour redescendre sur la plaine alluviale du Tsa du Tounô. La météo semble favorable et l’idée est de tenter l’ascension du Tounô, gravi une première fois il y a plus de trente ans. Le ciel est voilé, le Tounô et la Pointe de Tourtemagne sont cachés par une petite nappe de brouillard Mais le soleil n’est pas loin et joue à cache-cache avec les nuages.
Pour faire la jonction avec le chemin du Tounô de l’autre côté de la plaine du Tsa, je coupe à travers les pierriers, pas trop escarpés, jusqu’au pied du monticule qui ferme le lac de Tounô, à 2660 mètres d’altitude. Il est 14h et l’endroit est encore assez fréquenté. Après une brève pause pique-nique, je cache mon sac sous un rocher et me lance sur le chemin raide qui monte à l’assaut du Tounô, 500 mètres plus haut. C’est rude ! Mais la météo est bonne fille, la couronne de nuage s’évapore et après une dernière barre de neige, j’atteins sans trop de peine le sommet du premier 3000 de la saison. Panorama à 360 degrés sur les sommets du Valais central, certains déjà sous la pluie et les orages.
On annonce d’ailleurs des averses en soirée et j’évite de m’attarder. Il est 16h et le lac de Tounô est désert. Difficile de résister à la tentation du premier bain glacé de la saison. Toujours aussi froide, l’eau des névés ! Un premier, un second plongeon mais pas de troisième : le soleil disparaît définitivement et l’air devient aussitôt glacial à son tour. Le ciel s’assombrit et je détale en vitesse. L’hôtel Weisshorn, caché par une bute, ne semble pas loin mais il faudra plus d’une heure d’un pas vif pour le rejoindre, alors que les premières averses s’abattent sur le Roc d’Orzival.
A l’hôtel, je me repose trente minutes, les jambes brisées, dans la vieille salle du restaurant. Les lieux sont toujours aussi charmants avec leurs planchers de bois qui craquent, leurs escaliers de granite patiné et leurs couloirs de guingois. Par chance, la bâtisse est restée dans son jus et n’a pas subi les outrages d’un architecte postmoderniste avide de laisser sa trace… Et la tarte aux myrtilles à la crème a conservé son goût d’autrefois.
La pluie a juste effleuré Saint-Luc avant de se retirer. Il se fait tard et il me faut encore une bonne heure de marche pour rejoindre Tignousa, sur les hauts de la station, via le Sentier des planètes. A mi-chemin, à l’alpage du Chalet blanc, je tombe sur des bergers en train de rentrer leurs vaches pour la traite et la nuit. Les propriétaires, deux frères Constantin de Salquenen, regardent défiler leurs bêtes, abrités sous l’avant-toit. Un magnifique troupeau de 70 Hérens pure race. La reine de l’année défile fièrement devant nous quand elle décide brusquement de revenir sur ses pas pour régler son compte à une concurrente qui la défiait de trop près. S’ensuit une série de combats aussi bref que violents, qui font gicler la poussière et nous obligent à nous réfugier derrière une barrière. L’intruse est vite repoussée au bas du talus au son des sonnailles. Quel spectacle ! Quelle pugnacité !
Une demi-heure plus tard Tignousa et son restaurant-hôtel sont en vue. Mais tout est fermé ! Pas âme qui vive, malgré la réservation dans ma poche. Il est 19h, il fait sombre et froid, mon smartphone est à plat, impossible d’appeler quiconque. L’agacement, disons-le, une pointe de fatigue et de découragement commencent à m’envahir. La perspective de dormir dehors alors que le ciel se fait à nouveau menaçant, ne m’enchante pas du tout après cette longue journée de marche. Un couple de jeunes bergers français qui achève de réparer un enclos un peu plus loin essaie de m’aider. Sans résultat. Personne ne répond. Trop exténué pour descendre à Saint-Luc, je prends la décision de monter à la cabane Bella Tola, à trente minutes, dans l’espoir d’y trouver une place et un repas chaud. Et voici que la pluie commence à tomber. Heureusement, elle sera légère, avec un bel arc-en-ciel sur la vallée.
En montagne, tout se paie, tout se mérite, mais chaque effort tient sa récompense. Peu avant 20 heures, j’arrive à la cabane. Quatre personnes sont en train de terminer leur repas. Le gardien m’accueille, m’assure que j’aurais dû m’enregistrer avant 16h30 à Tignousa et qu’on m’y m’avait attendu en vain pour me donner mes clés, et me montre mon dortoir. Il me réchauffe un copieux plat de macaroni aux tomates et fromage. De quoi digérer, avec l’aide de quelques verres de dôle, toutes ces heures d’errance alpine bien au chaud, alors qu’une pluie froide et drue tombe définitivement sur la vallée…