Zermatt en vagabond des cimes
Départ pour Zermatt en douceur, vers 8h15, en commençant par une descente en douceur en direction du tout nouveau pont suspendu - la passerelle Charles Kuonen, la plus longue du monde (494 mètres) nous assure-t-on - qui enjambe le ravin du Dorfbächli. Je la franchis juste au moment où un SMS me signale que le sol vient aussi de se dérober sous les pieds du conseiller d’Etat genevois Pierre Maudet, qui vient d’être exclu de son parti. Je préfère mon sort au sien : tant qu’à devoir marcher dans le vide, restons au moins maitre de nos choix.
Il fait frais, le ciel se découvre et le Weisshorn apparaît dans toute sa splendeur. Le Chemin de l’Europe continue dans le prolongement d’hier, à flanc de coteau, alternant alpages couverts de fleurs, forêts de mélèzes et rhododendrons, parois de rochers vertigineuses, zones humides de torrent, montant ou descendant selon les obstacles. Je dois m’habituer: je commence à le trouver sympathique, avec ses paysages et ses décors qui changent constamment.
Après quatre heures de sauts de mouton, l’alpage de Täschalp est en vue, au fond d’un profond vallon. Le soleil tape dur et une pause s’impose. Un torrent frais et quelques mélèzes m’offrent leur fraicheur. Je déploie mon tapis, délace mes chaussures, prends mes aises mais… gare aux fourmis! En quelques minutes je suis submergé par de farouches hyménoptères peu habitués à ce qu’un intrus vienne les déranger. Une lutte intense s’engage, dont je ressors naturellement perdant. La taille ne peut rien contre le nombre, il faut décamper.
Le chemin revient sur la vallée de Zermatt et le Cervin se découvre enfin, en toute majesté. Après tout, c’est aussi pour lui qu’on vient et il était attendu avec impatience. Magie de l’altitude ou de la position ? Jamais il ne m’avait paru si présent, massif, hiératique, grandiose. D’habitude, il m’avait toujours paru un peu lointain, vaporeux, inatteignable, indifférent. Sa forme de pyramide presque parfaite et sa pointe légèrement tronquée qui lui donne cet élan accentuent son mystère. Tout à l'heure, sous les rayons du soleil couchant, son sommet s'allumera comme un bûcher céleste.
La descente sur Zermatt peut commencer. Mais il faudra encore une longue marche pour atteindre les premières pistes de ski de Sunegga, qu’on est en train de préparer pour l’hiver, et amorcer la descente sur la station à travers la forêt d’Uesseri. En arrivant aux abords de la station, je commence à me poser des questions sur mon accoutrement. Avec mon sac à dos de backpacker, ma barbe de deux jours, mon débardeur trempé de sueur, mes chaussures de marche à 35 francs et mes bâtons de marche dépareillés, je ressemble plus à un clochard des cimes qu’à un joueur de tennis en tenue Lacoste. En croisant une foule de plus en plus nombreuse de touristes en représentation, je dois constater que les regards commencent à se faire suspicieux et que la distance sociale n’est pas seulement inspirée par la peur du coronavirus. Heureusement, l’hôtel n’est pas loin et l’aubergiste en a vu d’autres. Après une heure de remise à neuf, je peux me fondre dans la foule des badauds qui lèchent les vitrines des magasins de luxe et diner au restaurant en passant tout à fait inaperçu. Après six jours d’errances au milieu des névés, il faut réapprendre à vivre sur terre…