La grandeur (presque) perdue de la presse
On le sait, à chaque nouvelle crise depuis vingt ans, la presse et les médias diminuent comme peau de chagrin. Baisse des revenus publicitaires par-ci, concurrence croissante d’internet par-là, tout conspire à rendre le journalisme plus docile, les journaux plus étiques et l’information télévisée plus banale. Et la profession de se lamenter sur la grandeur perdue de la presse d’antan.
Tout cela est sans doute vrai. Mais ce qui frappe le plus dans le marasme ambiant, c’est la complaisance des moyens d’information à l’égard des puissants. Pas des pseudo-puissants, mais des vrais puissants, ceux qui détiennent la richesse et le pouvoir et qui instrumentalisent les médias, les partis politiques et les parlements par le biais de lobbies grassement payés.
La crise ukrainienne a montré à quel point les médias étaient littéralement intoxiqués par des manipulateurs d’opinion bardés de diplômes, ayant pignon sur rue et cartes de visites au nom d’un think tank aussi ronflant que l’origine de leurs fonds est floue. Combien d’experts tout droit sortis d’une officine bruxelloise à forte consonance anglo-saxonne n’a-t-on pas entendu pérorer dans les médias pour justifier les ingérences occidentales et dénoncer les opérations militaires sous couverture russes ? Tout cela à grands renforts d’explications stratégiques et de considérations démocratiques destinées à mieux faire oublier le caractère profondément illégitime du régime de Kiev et à mettre en évidence « l’illégalité des séparatistes ». Il est vrai que marteler « l’armée régulière ukrainienne cherche à rétablir l’ordre légal face aux séparatistes de la République auto-proclamée du Donetsk soutenue par l’espion Poutine » sonne assez différemment que « les chars du régime putschiste de Kiev guidés par les instructeurs de la CIA ont tiré sur la foule et abattu des manifestants du Donbass ». Comme par hasard, les tenants du nouvel ordre ukrainien font complètement silence sur un gouvernement qui n’a pas plus de légitimité – et sans doute beaucoup moins puisqu’il n’a même pas été adoubé par referendum – que l’annexion de la Crimée par la Russie.
Mais l’Ukraine n’est qu’un révélateur parmi d’autres. Que dire de la quasi-totale disparition des questions sociales dans la plupart des médias contemporains ? Le récent débat sur le revenu minimum ne fut qu’une répétition ad nauseam des arguments libéraux les plus éculés. Grâce à quelques économistes comme Stieglitz, Krugman ou Picketty, le débat sur les inégalités connaît un petit rebondissement. Mais jusqu’à quand ? La presse, les magazines, les émissions TV regorgent de sujets sociétaux mais ont complètement évacué les questions sociales parce qu’elles dérangent trop les puissants qui les possèdent, les dirigent ou les financent par annonces interposées. On sait tout sur les exigences de telle ou telle minorité sexuelle, sur les prix de l’immobilier dans les stations huppées ou sur le dernier régime minceur. Mais rien sur la situation de millions de gens exclus du marché du travail, de la formation, de la consommation ou de l’habitat dans les centres-villes.
Cette invasion du sociétal au détriment du social dans nos médias est une illustration inquiétante de l’insignifiance croissante de la société de l’information. Elle renforce le sentiment diffus que les médias ne font plus leur travail et sont au service quasi exclusif des riches et des puissants. Et comme ceux-ci ne sont plus jamais traités que sous l’angle de people hyper-privilégiés, le malaise ne fait que croitre : il ne faut pas chercher ailleurs le succès des mouvements populistes anti-élites et anti-globalistes. Il est temps que les médias réapprennent leur rôle de contre-pouvoir. Ils auront alors peut-être moins de publicité mais plus de lecteurs.