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Initiation aux charmes du Jùutütsch avant le Lac Noir

Nous reprenons ici le récit du tour de la Suisse romande à pied commencé l’été dernier et qui nous avait conduit de Saint-Maurice aux Gastlosen en remontant les Alpes vaudoises en sept journées de marche. Aujourd’hui l’étape Chalet Grat - Jaun - Euschelpass - Stierenberg - Lac Noir

A cinq heures et demie le compresseur se met en marche. Le bruit du moteur emplit le chalet et vient réveiller le randonneur endormi. Milena, Martina, Meril, Holdi, Bahet, Nelly, Bernadette, Perla, Paloma, Gina, Beluga et leurs trois autres copines sont rentrées à l’écurie et offrent leurs tétines gonflées à la machine à traire. Le fils de la maison est à la manœuvre avec son épouse. En été, les quatorze vaches donnent entre 300 et 340 litres de lait par jour. La symbiose homme-animal fonctionne à merveille, chacun contribuant à la fabrication des meules de gruyère AOC de la coopérative laitière de Jaun. S’il fallait brader le lait d’alpage à la Migros ou à Emmi, ce serait une autre affaire.

Les vaches broutent la nuit quand l’air est frais et passent le gros de la journée à ruminer tranquillement à l’intérieur de l’écurie, à l’abri des taons et de la chaleur. Elles sont issues d’un croisement entre la Holstein et la Simmental, la traditionnelle vache d’élevage suisse. Le secret de l’élevage consiste à trouver le bon équilibre entre le lait, la viande et le pied. Trop grosses, les vaches tiennent mal sur les pentes et les chemins caillouteux, et creusent des sillons trop profonds en broutant. Trop légères, elles ne donnent pas assez de lait et de viande : les veaux ne profitent pas.

A sept heures, tout est fini, les trayeuses et les boilles sont rincées à l’eau froide et le lait refroidi mis en citerne est prêt à être descendu à la laiterie de Jaun dans une petite remorque.

A huit heures, nous nous retrouvons pour le petit-déjeuner. Le hasard a fait que nous sommes trois Genevois à partager les chambres-dortoirs aménagées dans l’ancienne grange à foin qui jouxte l’écurie. Mes deux concitoyens lémaniques sont venus s’entrainer deux jours dans les parois et les couloirs vertigineux des Gastlosen.

A neuf heures, chacun part de son côté. Deux heures de descente tranquille dans les alpages et la forêt m’amènent à Jaun/Bellegarde. C’est un lieu exceptionnel à deux titres au moins. Il est d’abord connu pour sa célèbre cascade, qui jaillit du rocher en une grosse et fraîche cataracte. Un panneau didactique apprend que les eaux ont parcouru une quinzaine de kilomètres et dévalé les pentes du Vanil Noir avant de s’enfoncer dans les entrailles de la montagne jusqu’à ce rocher. Il assure également que la source bouillonnante est un haut-lieu cosmo-tellurique et qu’on peut y faire le plein d’énergie vibratoire en se mettant face à la cascade et en aspirant « profondément et lentement sa lumière liquide et cristalline ». Je m’exécute docilement.

 

Seconde particularité : Jaun est la seule commune de Gruyère à parler l’allemand, comme en témoigne son double nom, Jaun pour les indigènes et Bellegarde/Jogne pour le reste des Fribourgeois. Un héritage de la Réforme, pendant laquelle la commune accueillait les Bernois qui voulaient rester catholiques. On y pratique donc l’allemand, mais pas n’importe lequel. Le dialecte local, le Jùutütsch, sans doute dopé par les énergies telluriques, n’a beau être parlé que par 660 locuteurs, c’est l’un des plus riches du monde. En 2014, un lexicographe local, Leo Buchs, a compilé pas moins de 11 800 mots et 250 lieux-dits dans un dictionnaire qui a fait date. Il a aussi intrigué les linguistes en identifiant 23 voyelles et une dizaine de diphtongues pour 21 consonnes, alors que le français ne compte que 16 voyelles phonétiques et 20 consonnes. La gamme des sons u est spécialement étendue : uu, ü, üü, ù, û, ùu, uè, üe, etc. Le chinois, le vietnamien et les autres langues à intonation n’ont qu’à bien se tenir.

Ces petites découvertes ont le don de me mettre en joie. Elles seront nombreuses au cours de ce petit tour de la Suisse romande à pied, des deux côtés du Röstigraben. Ainsi donc ces paysages de carte postale, ces rangées de géraniums fleuris, ces pavés bien astiqués, ces replis de vallée verdoyants cachent des esprits buissonniers, des âmes rebelles, des imaginations bouillonnantes ! Un village qui a su résister aux assauts du sabir technocratique et du nivellement mondialiste mérite qu’on s’y arrête et qu’on lui rende hommage.

C’est regonflé à bloc que je pars à l’assaut du Col d’Euschel, atteint en moins de deux heures. Le paysage s’adoucit, les montagnes sont moins hautes et le chemin devient léger. Au col, les visiteurs se font plus denses, proximité du lac Noir oblige. Le chemin serpente en pente douce à travers les alpages et les forêts, jalonné de buvettes et de gites jusqu’au lac Noir.

En fin d’après-midi, ses rives d’herbe verte et l’eau fraîche invitent à la baignade. Le soleil est moins chaud, les familles avec enfants commencent à se replier lentement, les pédalos rentrent au parc.

A dix-neuf heures, je rejoins mon logis, à quelques kilomètres en contrebas. Manque de chance, les deux restaurants du village sont indisponibles. Je suis trop fourbu pour remonter à pied au lac Noir et me résigne au régime pain sec et fromage. Heureusement, la logeuse apitoyée m’offre deux belles tomates de son jardin. Avec quelques brins de basilic frais assaisonné de bonnes ondes telluriques et de quelques diphtongues de jùutütsch, elles feront un souper frugal mais correct. Pour la bombance, j’attendrai Fribourg.

 

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