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Planète bleue - Page 27

  • On rigole bien dans les cabanes uranaises

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    35e étape - Cabane de Corno Gries - Cabane de Piansecco - Passo di Cavanna - Cabane de Rotondo - 18 juillet 2020

    La nuit a été médiocre à cause d’un mal de tête opiniâtre. Mais la météo est bonne et il n’est pas question de procrastiner avant une étape qui s’annonce comme l’une des plus longues du tour. Sur ce point en tout cas, je ne serai pas déçu. La matinée se passe pour le mieux. Les cinq premières heures fondent dans le paysage avenant du Val Bedretto comme du sucre dans un espresso italien. Mais les quatre dernières, dans un décor de haute montagne avec des pierriers vertigineux entrecoupés de névés en à-pic, rappelleront au randonneur trop confiant la dure réalité de la montagne.
    La journée commence par une descente en douceur à l’Alpe Cruina, au pied sud du col du Nufenen. Puis il emprunte l’agréable chemin d’altitude du haut Val Bedretto, en direction de la pimpante cabane du Piansecco, en traversant une série d’alpages, Ruino, Peschiara, Cavanna, qui surplombent les villages du haut de la vallée, Al Acqua, Ronco, Bedretto.
    Un ciel clair, une brise fraîche, peu de randonneurs, une pause dans une cabane moderne et avenante, deux vététistes qui s’obstinent à porter leur engin sur l’épaule dans l’espoir (déçu, me dis-je) d’un chemin plus carrossable. En longeant des bruyères, je tombe à nouveau sur une vipère, brune et maigrichonne cette fois, qui m’accompagne quelques mètres avant de filer dans les pierriers. Rien de notable si ce n’est la munificence des hautes Alpes tessinoises.
    Avant le col du Lucendro qui mène au Gotthard, je coupe à gauche sur le col de Cavanna, qui conduit à Realp, dans le canton d’Uri, et à la Furka. 700 mètres de montée en plein soleil, après cinq heures de marche d’approche, ça pèse sur le dos et les jambes, fussent-ils bien entraînés! Juste avant le col, soufflant et ahanant comme la mule du pape, je rattrape néanmoins deux jeunes Suisses allemandes tout en étant talonné par deux Zurichois. Nous nous rejoignons tous au sommet et décidons de faire équipe car nous allons tous à la même cabane par un itinéraire qui s’annonce scabreux.
    Le contraste entre les deux versants du col est en effet saisissant. Autant le côté tessinois était avenant, souriant, ensoleillé, herbagé, couvert de fleurs, autant le versant uranais parait âpre, rude, raide, enneigé et pierreux. Caillasses et neiges se conjuguent dans un univers froid et minéral. Nous sommes sur la crête du partage des eaux: derrière nous, au sud, le Tessin et le bassin du Pô mènent à la Méditerranée ; devant nous, au nord, les sources de l’Aar et de la Reuss, et vers l’est, celles du Rhin, conduisent à la froide Mer du Nord. A l’ouest, celles du Rhône filent vers la France.
    Du col, les flèches indiquent un pierrier de gros blocs éboulés vaguement arrangés en escaliers, près d’une arête couverte de neige et côtoyant le vide. A l’endroit dit Huendersattel commence une descente éprouvante à travers de nouveaux pierriers et des champs de neige. Au milieu de la descente, après une pause pour soulager les pieds, je perds la trace de mes compagnons, disparus dans une combe, et celle du chemin. Je suis descendu trop bas et butte sur une paroi de rocher. J’ai toutes les peines du monde à retrouver le sentier et coupe à travers une pente herbeuse très raide en me tenant aux rochers les plus solides. En fait, le sentier est remonté sur une crête pour mieux redescendre au fond d’une gorge à travers des éboulis. Il faut assurer chaque pas, se retenir aux rochers pour ne pas glisser sur la neige durcie, dans un calvaire qui semble sans fin.
    Entretemps, la cabane qui paraissait si proche a définitivement disparu, cachée par les rochers. Quand elle réapparaît enfin au sommet d’une butte, il faudra encore 45 minutes de grimpe pour l’atteindre.
    Neuf heures et demie d’efforts depuis ce matin pour gagner cette cabane perdue du canton d’Uri. Est-ce que ça en valait la peine? Pas vraiment, me suis-je dit en regardant mes pieds endoloris et mes cloques écrasées, les douches fermées pour cause de Covid et l’absence d’eau chaude. Mais voilà : une fois le sac posé, après une petite sieste au chaud sur un matelas moëlleux et une bonne bière, on voit le monde différemment. Oubliées la peine, la sueur, la douleur, la froidure, la chaleur, la peur, la désespérance. On se laisse gagner par la joie d’avoir accompli quelque chose, d’être submergé de paysages et empli d’un sentiment de liberté et de sensations qui effacent aussitôt les désagréments physiques.

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  • Divagations philosophiques au pied du Nufenen

    34e étape - Ulrichen - Vallée du Nufenen - Cabane de Corno Gries - 17 juillet 2020
    Il a plu cette nuit et il pleut encore ce matin. Les nuages sont bas et obstruent la vallée de Conches. Le col du Nufenen est bouché lui aussi et, après la dure étape d’hier et les ampoules qui écorchent les pieds, l’humeur n’est pas franchement à l’enthousiasme. Plutôt que de remonter la vallée du Rhône jusqu’à Gletsch, j’ai décidé de contourner la Furka et le Glacier du Rhône par la droite, en faisant un détour par le Nufenen, le Tessin et Uri, histoire de saluer les cantons voisins.
    Sur la carte, ça sonne bien. Dans la réalité, c’est nettement moins exaltant.
    En principe, rien de plus simple que de mettre un pied devant l’autre. Mais quand le cœur n’y est pas, rien à faire, la machine reste à quai. En sirotant un troisième café, je me mets à philosopher. Qu’est-ce qui compte dans la marche, le chemin ou le marcheur ? Est-ce le chemin qui fait le marcheur ou le marcheur qui fait le chemin ? Est-ce la volonté du chemin ou celle du marcheur qui incite à faire le premier pas ? Les deux propositions me paraissent également vraies. La sagesse du marcheur invite à suivre le chemin et à se laisser guider par lui, sans vouloir à tout prix le dominer ou lui résister. Mais la sagesse du chemin consiste pour sa part à s’effacer devant la volonté du marcheur et à lui faciliter la tâche. A quoi servirait un chemin que personne ne voudrait emprunter ?
    Incapable de trancher, j’en suis là dans mes divagations quand le ciel s’éclaircit et mes idées aussi. Vers 10 heures, je saisis mon sac et mes bâtons, paie mon hôtel et pars à l’attaque du Nufenen, le long de l’Aegene, le torrent qui descend du col.
    On suit pendant deux heures l’antique chemin muletier qui reliait Conches à Airolo par le col de Corno et à Domodossola par le col de Gries. Sur le tracé, on retrouve les vieux empierrements et on traverse le pont de pierre de la route médiévale, qui franchit le torrent près de l’ancienne souste de Ladstafel, dont le nom suggère l’existence d’un entrepôt de marchandises. La route moderne encombrée de caravanes et de motos vrombissantes monte en zigzag vers le Nufenen tandis que le chemin pédestre se dirige vers le fond du vallon avant de remonter abruptement en direction du barrage et des quatre éoliennes de la crête sommitale de Gries.

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  • Admirer les vipères et les lis de Binn sans modération

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    Admirer les vipères et les lis de Binn sans modération
    32e étape - Rosswald - Col de Saflisch - Binn - Ausserbinn – Ernen - 15 juillet 2020

    Ce gîte si déconcertant avec son absence de tenancier et son appellation à tiroirs (Ski und Ferienhaus Alp Walliser Style) s’est avéré fort recommandable. Une chambre-dortoir bien conçue, avec salle de bains et cuisine, un petit déjeuner avec des fruits et des produits locaux digne d’un hôtel 3 étoiles, pour 35 francs tout compris : difficile de faire mieux.
    La journée commence par une longue montée de 7 à 8 kilomètres et 700 mètres de dénivelé en direction du col de Saflisch, en compagnie d’une famille belge. Cette année, les marcheurs belges sont à l’honneur. J’en rencontrerai des dizaines, infatigables et intrépides, dans les prochains jours. Quel insensé a pu baptiser la Belgique le Plat-Pays ?
    On commence par longer un grand mont totalement dénudé, le Petit et Grand Huwetz, aux teintes ocre et rouge, qui parait posé sur la vallée comme le rocher d’Uluru au milieu du désert australien. Un chamois fou remonte à toute vitesse le pierrier inférieur, comme s’il avait le feu aux trousses ? Que va-t-il faire sur ce rocher où pas un brin d’herbe ne pousse ? Mystère. De l’autre côté du col, une très longue descente attend le voyageur, dans un décor particulièrement sauvage, de névés, de rochers et de petites combes très minérales d’abord, et d’alpages couverts d’une végétation et de myriades de fleurs luxuriantes ensuite. La vallée de Binn mérite largement sa réputation de réserve du Valais. La faune et la flore sauvages y prospèrent plus que partout ailleurs.
    Ici, c’est une marmotte qui joue et éduque ses petits aux abords de son terrier. Ses mimiques et ses attentions maternelles sont à la fois touchantes et comiques : ah, si les êtres humains mettaient autant d’énergie à éduquer leurs petits… ne peut-on s’empêcher de penser ! Tout à l’heure, en voulant faire place nette dans la forêt pour aménager une place de pique-nique, je manque de peu de mettre la main sur une belle vipère, noire aux rayures d’argent, dodue comme un petit saucisson. Je sursaute et me précipite en arrière. Mais elle aura encore plus peur que moi et s’évanouira aussitôt dans les pierres.
    Ça me rappelle cette rencontre fortuite avec une autre vipère près du barrage de Zeuzier il y a quelques années. A l’aide de mon bâton, je l’avais aidée à franchir le parapet de la route, trop haut pour elle. Aujourd’hui encore, bien que je n’aie pas de sympathie particulière pour elles, je me félicite de ce geste. Ça soulage ma conscience d’adolescent, quand nous détruisions avec nos fourches les nids de vipères que nous rencontrions en fauchant les foins.
    Et partout, c’est un festival de fleurs et de papillons. Les Belges attirent mon attention sur les orchis vanillés, ces petites fleurs en forme de brosses de ramoneur, couleur rouge très foncé, que les Allemands appellent Männertreue et qui sentent très fort le cacao fraîchement moulu quand on approche son nez. Plus bas, au milieu d’une touffe de bruyère, c’est un bouquet de superbes lis martagon qui vient de fleurir au milieu du pré. Mi-juillet, les alpages resplendissent de couleurs. Il y a en a pour tous les goûts, toutes les tailles, toutes les formes, toutes les couleurs: des jaunes, des blanches, des bleues, des rouges, des mauves, des roses, des vertes, des mauves, des brunes. En forme de cloches d’église, de brosses à récurer, de piques de lansquenets, de rabots de menuisier, de manchons Belle-Epoque, de modules lunaires et de vaisseaux Soyouz, d’épis de maïs, de balais à épousseter, de sucres d’orge. Du rhododendron branchu à la rose épilobe, du rasant thym sauvage à la joubarbe haute sur tige, du bleu profond des gentianes au mauve éclatant des asters en passant par le jaune vif de l’arnica, tout se mélange dans la plus grande promiscuité et le plus grand désordre. Ici, pas de cultures surveillées par satellite et alignées comme des soldats de plomb par des semoirs industriels, ni de nuages de pesticides et d’herbicides distribués par drones télécommandés. Les ingénieurs agronomes n’ont pas encore imposé leur insupportable symétrie. Les papillons sont tout aussi capricieux. Ils n’en font qu’à leur tête, incapables de voler droit, zigzaguant dans tous les sens, se posant n’importe où, butinant n’importe quoi sans qu’on puisse déceler le moindre sens des priorités.

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