Liberté, solidarité, inégalité
Les élections présidentielles françaises viennent de s’achever. On aura beaucoup parlé de la République et de ses valeurs, et de ceux qui prétendent les respecter ou qui sont supposés les trahir. Et nul doute que les valeurs républicaines seront encore très en cour pendant les législatives. Aux Etats-Unis, les primaires républicaines viennent de s’achever et l’on aura aussi beaucoup évoqué les libertés, à défaut de la liberté.
Mais restons à la France et à la devise de la République depuis la Révolution : Liberté, Egalité Fraternité. Il est étonnant de constater que si la liberté et la fraternité – du moins dans sa version plus moderne de solidarité – sont restés des thèmes prisés de campagne électorale, l’égalité a en revanche complètement disparu des discours. Mélenchon y a fait référence, pour dénoncer les salaires mirobolants des patrons, mais sans développer ni la présenter comme une valeur en soi. Tandis que la liberté fut dans toutes les bouches, surtout à droite, et la solidarité (fraternité) dans toutes celles de gauche.
Pourquoi cet oubli ? En cette année du 300e anniversaire de sa naissance, il faut revenir à Rousseau.
On peut ne pas aimer beaucoup de choses chez lui, ses naïvetés sur la bonté primitive, sa vie chaotique, l’abandon de ses enfants, ses contradictions, son égotisme, sa misanthropie, son amour aveugle de la nature, mais je crois que ce que beaucoup ne lui pardonneront jamais, c’est son Discours sur l’origine de l’inégalité. Il faut le relire pour comprendre : « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne ! » Pour avoir écrit ces deux phrases, magnifiques, Rousseau restera encore pendant longtemps un écrivain dangereux.
Reste donc cette question : pourquoi la société tolère, encourage, voire porte à sa tête celles et ceux qui chantent la liberté (et son avatar, le libéralisme) ou qui scandent le mot solidarité, et pourquoi se défie-t-elle de l’égalité, au point qu’on n’ose à peine l’évoquer dans les discours publics ? Pourquoi la Révolution a-t-elle réussi à imposer la première et la troisième valeur, même si chacune d’elle est revendiquée par une moitié du corps électoral seulement, et a-t-elle échoué à faire de l’égalité une valeur politique attrayante et désirable ?
On peut avancer beaucoup d’explications, comme le montée en puissance d’un individualisme qui abhorre la similitude avec son semblable et qui favorise la compétition à outrance. Mais c’est faible. Car le spectacle permanent et obscène de la croissance des inégalités devrait au contraire contrebalancer les effets de cet individualisme et de cette course perverse à la distinction. Si la valeur égalité reste ignorée, c’est, je crois, à cause de son potentiel de violence. On a vu ce que la lutte pour l’égalité avait entraîné lors des révolutions françaises et russes et on ressent confusément les ravages qu’elle pourrait à nouveau déchaîner si l’égalité devait redevenir une passion populaire. Car la résistance des possédants et la rage des pauvres atteignent rapidement un paroxysme dans ce combat.
Et pourtant il va bien falloir réapprendre à cultiver l’égalité. Sinon, un jour, le couvercle de la marmite pourrait bien exploser à nouveau.