On rigole bien dans les cabanes uranaises
35e étape - Cabane de Corno Gries - Cabane de Piansecco - Passo di Cavanna - Cabane de Rotondo - 18 juillet 2020
La nuit a été médiocre à cause d’un mal de tête opiniâtre. Mais la météo est bonne et il n’est pas question de procrastiner avant une étape qui s’annonce comme l’une des plus longues du tour. Sur ce point en tout cas, je ne serai pas déçu. La matinée se passe pour le mieux. Les cinq premières heures fondent dans le paysage avenant du Val Bedretto comme du sucre dans un espresso italien. Mais les quatre dernières, dans un décor de haute montagne avec des pierriers vertigineux entrecoupés de névés en à-pic, rappelleront au randonneur trop confiant la dure réalité de la montagne.
La journée commence par une descente en douceur à l’Alpe Cruina, au pied sud du col du Nufenen. Puis il emprunte l’agréable chemin d’altitude du haut Val Bedretto, en direction de la pimpante cabane du Piansecco, en traversant une série d’alpages, Ruino, Peschiara, Cavanna, qui surplombent les villages du haut de la vallée, Al Acqua, Ronco, Bedretto.
Un ciel clair, une brise fraîche, peu de randonneurs, une pause dans une cabane moderne et avenante, deux vététistes qui s’obstinent à porter leur engin sur l’épaule dans l’espoir (déçu, me dis-je) d’un chemin plus carrossable. En longeant des bruyères, je tombe à nouveau sur une vipère, brune et maigrichonne cette fois, qui m’accompagne quelques mètres avant de filer dans les pierriers. Rien de notable si ce n’est la munificence des hautes Alpes tessinoises.
Avant le col du Lucendro qui mène au Gotthard, je coupe à gauche sur le col de Cavanna, qui conduit à Realp, dans le canton d’Uri, et à la Furka. 700 mètres de montée en plein soleil, après cinq heures de marche d’approche, ça pèse sur le dos et les jambes, fussent-ils bien entraînés! Juste avant le col, soufflant et ahanant comme la mule du pape, je rattrape néanmoins deux jeunes Suisses allemandes tout en étant talonné par deux Zurichois. Nous nous rejoignons tous au sommet et décidons de faire équipe car nous allons tous à la même cabane par un itinéraire qui s’annonce scabreux.
Le contraste entre les deux versants du col est en effet saisissant. Autant le côté tessinois était avenant, souriant, ensoleillé, herbagé, couvert de fleurs, autant le versant uranais parait âpre, rude, raide, enneigé et pierreux. Caillasses et neiges se conjuguent dans un univers froid et minéral. Nous sommes sur la crête du partage des eaux: derrière nous, au sud, le Tessin et le bassin du Pô mènent à la Méditerranée ; devant nous, au nord, les sources de l’Aar et de la Reuss, et vers l’est, celles du Rhin, conduisent à la froide Mer du Nord. A l’ouest, celles du Rhône filent vers la France.
Du col, les flèches indiquent un pierrier de gros blocs éboulés vaguement arrangés en escaliers, près d’une arête couverte de neige et côtoyant le vide. A l’endroit dit Huendersattel commence une descente éprouvante à travers de nouveaux pierriers et des champs de neige. Au milieu de la descente, après une pause pour soulager les pieds, je perds la trace de mes compagnons, disparus dans une combe, et celle du chemin. Je suis descendu trop bas et butte sur une paroi de rocher. J’ai toutes les peines du monde à retrouver le sentier et coupe à travers une pente herbeuse très raide en me tenant aux rochers les plus solides. En fait, le sentier est remonté sur une crête pour mieux redescendre au fond d’une gorge à travers des éboulis. Il faut assurer chaque pas, se retenir aux rochers pour ne pas glisser sur la neige durcie, dans un calvaire qui semble sans fin.
Entretemps, la cabane qui paraissait si proche a définitivement disparu, cachée par les rochers. Quand elle réapparaît enfin au sommet d’une butte, il faudra encore 45 minutes de grimpe pour l’atteindre.
Neuf heures et demie d’efforts depuis ce matin pour gagner cette cabane perdue du canton d’Uri. Est-ce que ça en valait la peine? Pas vraiment, me suis-je dit en regardant mes pieds endoloris et mes cloques écrasées, les douches fermées pour cause de Covid et l’absence d’eau chaude. Mais voilà : une fois le sac posé, après une petite sieste au chaud sur un matelas moëlleux et une bonne bière, on voit le monde différemment. Oubliées la peine, la sueur, la douleur, la froidure, la chaleur, la peur, la désespérance. On se laisse gagner par la joie d’avoir accompli quelque chose, d’être submergé de paysages et empli d’un sentiment de liberté et de sensations qui effacent aussitôt les désagréments physiques.